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Irish War - Page 3

  • Irish War, Chapitre 7

    CHAPITRE 7

    Kenan

     

    Une semaine plus tard,

     

    Je m’approche du bord de la falaise et inspire profondément l’air marin. Je ferme les yeux et laisse le bruit des vagues qui se brisent sur les rochers des dizaines de mètres plus bas me parvenir. Le plus beau son au monde.

    Je pourrais passer des heures ici, à entendre la mer se fracasser sur la terre, à assister à leur rencontre forcée par le vent, c’est l’âme de l’Irlande. De l’eau, de la terre, et de l’air. Tout ce dont un Irlandais a besoin pour se sentir libre.

    J’entends des rires derrière moi, au loin ma famille est installée pour le pique-nique dominical. J’adore l’été pour cette tradition qui veut qu’on s’entasse tous dans deux voitures après la messe pour venir dans ce coin de verdure à quelques kilomètres au nord de Belfast et respirer autre chose que l’air pollué de la ville. Souvent, on prend la pluie parce qu’ici entre le whisky et la Guinness le temps sera passé d’un ciel bleu à un ciel orageux. Mais ça fait partie du rituel, courir jusqu’à la voiture avec une couverture dans une main et un neveu sous le bras.

     

    — Tu as toujours peur que le sol se dérobe sous tes pieds ?

     

    Ma sœur ainée, Clare, me rejoint, sa tête se pose sur mon épaule et nous observons la mer ensemble.

    Je ne réponds pas à sa question, elle sait que je flippe encore et que je flipperai toujours. Lorsqu’on a vu un bout de falaise s’effriter et faire un plongeon direct dans l’eau on ne s’approche plus du bord. J’ai assisté à ça il y a six ans, une de ces journées qui compte comme les pires. Un jour que je n’aurais pas voulu connaitre.

    Mon bras passe sur les épaules de ma sœur alors que je me remémore ce jour funeste, celui où son mari a perdu la vie. Ce jour où son fils est devenu paraplégique et où tout a changé.

    La guerre, tant qu’elle ne fait pas de nos proches des victimes, elle reste abstraite. Elle change définitivement quand on perd quelqu’un, quand notre famille est touchée. Les pertes vous confortent chaque jour un peu plus que prendre les armes et se battre est la solution. Tendre l’autre joue, on l’a fait durant des années et ça n’a servi à rien, à part être stigmatisé par une partie de la population. Les idéaux et la réalité du terrain sont deux choses différentes et c’est dans les drames qu’ils impriment des marques indélébiles. Des marques si fortes qu’aucun discours aussi fondé soit-il ne les effacera. Quand le cœur est blessé, il l’est pour toujours, même les armes ne peuvent rien contre ça, elles ne ramèneront jamais son mari à ma sœur, mais elles apaisent parce qu’elles nous montrent qu’on n’est pas impuissant, qu’on peut riposter et blesser aussi. Elles nous enlèvent ce statut puant qui ronge et nous fait tourner ne rond, cet état dans lequel on est seulement capable de subir et incapable de se relever. Celui de victime. Les O’Shea ne seront plus des victimes, les catholiques de ce pays ne le seront pas plus.

    J’ai foi en nous, je sais qu’un jour on sera ici, avec ma sœur à regarder la mer et nous nous sentirons réellement libres. Ce ne sera pas seulement le temps d’un pique-nique, ce sera pour toujours. L’Irlande prendra son indépendance, elle redeviendra ce que Dieu a fait d’elle il y a des milliers d’années, une ile, avec un peuple qui n’a qu’une nation, celle du drapeau tricolore.

    Oui, un jour c’est ce que nous serons.

    Clare se redresse et pince ma joue fraichement rasée de ce matin. Ma mère ne tolère pas qu’on aille se présenter dans la maison du Seigneur avec une gueule pas soignée.

     

    — Fiona m’a parlé d’une certaine Eireen, blonde, jolie et infirmière que tu as emmenée diner la semaine dernière au restaurant, lance ma sœur.

     

    Je souris en observant le visage déjà bien trop ridé de ma sœur qui pourtant n’a que 32 ans. La vie fait ça, elle fait vieillir prématurément ceux pour qui elle est un combat au quotidien.

     

    — Alors ? Tu m’en parles ou je dois te tirer les vers du nez ?

     

    Je jette un œil à la mer, en pensant à Eireen. Ma facture de téléphone va me ruiner, on s’est appelé tous les soirs depuis le week-end dernier et nous sommes restés des heures au téléphone. Vendredi, je l’ai même écouté ronfler quand elle a fini par s’endormir alors que je lui racontais une des conneries du port.  Elle aime que je lui raconte des histoires, que je lui parle de tout et de rien et j’aime quand elle fait pareil. Être infirmière n’est pas drôle tous les jours, mais Eireen a ça en elle, un besoin d’aider, d’être utile auprès des autres, de faire le bien. Je n’ai jamais fait ça avec une femme, je n’ai jamais ressenti ce truc qu’il y a entre elle et moi, comme si on s’était trouvé, comme si c’était inévitable et que se séduire n’est rien d’autre qu’un jeu parce qu’on sait que nous deux c’est certain.

    Je me frotte le visage en me trouvant stupide de penser ça d’une femme qui joue au mystère avec moi, qui m’allume et me pique mes affaires, qui rient si fort que je n’entends que ça quand elle le fait qui me rend fou. J’ai beau lui avoir parlé tous les soirs de cette semaine, je ne l’ai pas vu et elle me manque. Le baiser qu’on a partagé la semaine dernière n’a pas quitté mes pensées, ses lèvres, sa langue, son goût, son corps… Je m’épate moi-même de survivre à toutes cette séduction qui émane d’elle alors que mon désir pour elle me rend dingue, mais j’aime qu’elle soit comme ça. Elle me rend fou par de simples petits gestes remplis de sensualité et j’imagine chaque partie de son corps passant sous mes mains ou ma bouche, j’imagine ses réactions, sa peau qui frissonne, les cris qu’elle poussera lorsque je la prendrai…  je fais l’amour à Eireen chaque soir en pensée, mais seulement en pensée.

     

    — Elle est géniale, je finis par répondre à Clare avant de partir trop loin dans mes délires.

     

    — Seulement ?

     

    — Géniale ce n’est pas suffisant pour toi ?

     

    — Pour une fille que tu veux mettre dans ton lit je suppose que…

     

    — Clare !

     

    Ma sœur se met à rire en voyant mon air agacé qu’elle me parle de sexe. J’ai quatre frères pour parler cul, je ne compte pas le faire avec une de mes sœurs. Jamais.

     

    — Voilà que petit Ken fait sa mijaurée à présent ! C'est inutile je peux te citer toutes les filles avec qui tu as couché et même te dire qui était la première.

     

    Je fronce les sourcils en me demandant si elle plaisante ou non. Clare est l'une de mes sœurs les plus difficiles à cerner. Elle est la plus introvertie et parfois je me demande comment c'est à l'intérieur, si elle va aussi bien qu'elle le dit ou si c'est simplement une façade.

     

    — Je ne déconne pas, Kenan, elle reprend.

     

    — Bien-sûr que si. Je n'en ai jamais ramené une chez les parents, comment tu pourrais savoir ?

     

    Ma sœur sourit en haussant les sourcils, puis elle fait demi-tour pour rejoindre notre famille installée dans l'herbe.

     

    — Rory ! crie Clare, c'était comment déjà la petite rousse sur qui Ken bavait à quatorze ans ? Lisa, Lissa ?

     

    Je rejoins la troupe O'Shea juste attends pour entendre Fiona confirmer que c'est Lisa. Rory continue en citant la seconde et j'assiste ébahi, à l'énoncé de toutes les filles qui sont passées dans mes bras par chacun des membres de ma famille."

    Je reste con, debout, les mains dans les poches de mon pantalon de costumes en me disant que le téléphone irlandais n’a rien à envié à l’arabe, il est encore plus performant selon moi.

     

    ***

     

    Je referme mon sac à dos et l’enfile sur mes épaules. Isaac le vieux soudeur me fait un clin d’œil puis je sors de sa maison. Le vieux est muet et travailler avec lui est reposant. Pas de paroles superflues, il exécute ce qu’on attend de lui et voilà tout.

    On a travaillé sur le détonateur ce soir, il me manquait une pièce qu’il a fabriquée de ses mains. Il est plus méticuleux et doué que mon père et moi. Son travail est inédit et parfait. Il nous permettra de nous éloigner de la zone lors de l’attentat.

    Je grimpe sur mon vélo et prends le chemin de mon appart. La nuit est tombée, la journée a été longue et pourtant je n’ai pas envie de rentrer chez moi. Je jette un œil à ma montre, pas loin de 22H, Eireen ne va pas tarder à rentrer de sa garde à l’hôpital.

    Je ne réfléchis pas, les directions que je prends me conduisent jusqu’à chez elle. Je ne devrais pas, dans mon sac j’ai l’assemblage qui va servir à venir percuter l’explosif qui devrait, si tout se passe comme on l’a prévue, tuer une personnalité importante du monde britannique. À cette heure-ci, le risque que je me fasse contrôler est de 70% au minimum et pourtant je ne cherche pas à faire demi-tour. Au contraire, c’est encore plus excitant dans ses conditions.

    J’arrive dans sa rue déserte lorsque la pluie commence à tomber. Je pose mon vélo contre le mur de son immeuble et m’abrite sous le proche en attendant qu’elle arrive. Je regarde la pluie tomber en pensant qu’Eireen ne sait rien de ce que je fais en dehors du port et de nos rencontres. Elle ignore que je suis membre de l’IRA et je me rends compte qu’on n’a pas encore abordé le sujet de la guerre. On l’occulte, ou est-ce seulement moi ? Elle m’a dit être pacifiste, on l’est tous d’une façon ou d’une autre, on veut tous que ce conflit se termine et que la paix s’installe. Mais à quel prix ? À quel sacrifice ? Je ne sais pas ce qu’Eireen en pense, et sûrement qu’un jour on viendra à en parler. Sûrement qu’elle me donnera son opinion et probablement qu’elle connait déjà la mienne.

    Des bruits de pas sur le sol trempé résonnent dans la rue, je sors la tête du porche pour apercevoir une petite silhouette qui saute à travers les flaques en courant. Je sens ma poitrine se gonfler en reconnaissant Eireen qui protège sa tête avec son sac. Elle sursaute lorsqu’elle m’aperçoit à l’entrée de son immeuble puis se fige sous la pluie.

     

    — Kenan ?

     

    Je la rejoins dans la rue, son visage dégouline d’eau, ses cheveux sont plaqués sur ses joues, son nez est rouge de froid et je la trouve adorable ainsi.

     

    — Qu’est-ce que tu fais la ? elle demande d’une petite voix.

     

    Je caresse sa joue fraiche et mouillée, en fait j’aurais voulu qu’elle soit là aujourd’hui. J’aurais voulu la présenter à ma famille et qu’elle soit avec moi dans ce coin que j’adore. J’aurais voulu lui montrer et partagé ce moment avec elle.

    Je me penche pour l’embrasser, je la vois se lécher les lèvres pleines de pluie avant que ma bouche ne se pose dessus.

    Eireen. Sa bouche, sa langue qui vient rencontrer la mienne et son petit corps trempé contre le mien. Elle s’accroche à mes épaules et je la soulève sans lâcher s abouche qui me dévore. Je nous ramène à l’abri. Eireen reste contre moi, son corps ondule contre le mien, sa poitrine se frotte à mon tore, ses cheveux humides chatouillent mon visage, et ses lèvres finissent de me faire bander.

    L’infirmière finit par me relâcher, essoufflée, le visage encore plus rouge et les lèvres brillantes. Elle sourit alors qu’on se dévisage avec ce désir palpable entre nous.

     

    — Je pourrais m’habituer à ce genre de baiser, j’arrive à dire au bout de quelques secondes.

     

    — Seulement ?

     

    Je ferme les yeux en reculant d’un pas, la séductrice est bien là.

     

    — Non, pas seulement.

     

    Eireen me sourit puis elle s’approche et je me retrouve dos au mur. Je pense au détonateur dans mon sac à dos lorsque j’évite de m’appuyer contre. Mes mains se posent sur ses hanches, Eireen caresse mes joues sans barbe.

     

    — Alors, qu’est-ce que tu fais là Kenan ?

     

    — Vous m’avez manqué mademoiselle MacNamara, une semaine sans vous voir, vous, votre sourire, vos yeux, vos seins et votre cul d’enfer, c’est long. Très long.

     

    Elle rit en venant se blottir contre mon torse. Mes bras l’encerclent et on reste un moment comme ça, à sentir la présence de l’autre dans le silence troublé seulement par la pluie qui s‘abat sur Belfast.

     

    — Toi aussi tu m’as manqué, elle finit par avouer, la semaine a été longue.

     

    Je l’entends soupirer en se blottissant plus fort contre mon torse. Cette proximité me surprend, mais surtout le fait qu’elle ait l’air d’avoir besoin de réconfort.

     

    — Qu’est-ce qu’il y a ? je demande.

     

    Eireen ne répond pas immédiatement, je tente de m’écarter pour la regarder, pour tenter de comprendre, mais elle m’en empêche.

     

    — Eireen ?

     

    — C’est rien, dit-elle en se frottant le visage à deux mains, parfois je déteste vraiment la guerre.

     

    Elle recule et me sourit timidement, mais le cœur n’y est pas. Elle ne sourit pas comme d’habitude, pas comme si rien de grave ne venait d’arriver. Je tente de comprendre et m’apprête à lui poser des questions lorsqu’elle me devance.

     

    — Alors ce pique-nique, comment c’était ?

     

    Je passe une main dans mes cheveux en me sentant amusé et en même temps un peu blessé qu’elle ne veuille pas partager avec moi ce qui la tracasse.

     

    — C’était bien, ma famille a hâte de te rencontrer.

     

    — Ah oui ?

     

    — Oui, Fiona a parlé de toi.

     

    Je la vois rougir un peu en détournant le regard.

     

    — Ce sera pour notre sixième rendez-vous, je l’informe.

     

    Eireen s’approche de moi, sa main se pose sur mon torse, je vois son regard me dévisager et le désir revient de plus belle.

     

    — Tu comptes me présenter à ta famille, pour notre rendez-vous « avant sexe » ?

     

    Je l’attire contre moi en pressant ses reins, son ventre vient s’écraser sur ma queue. Son souffle se fait plus rapide. Mes mains se mettent à parcourir son corps et ses courbes. Eireen me laisse faire en s’agitant contre moi, mon visage se presse sur son cou que j’embrasse en caressant ses seins à travers son uniforme de l’hôpital.

    Elle gémit, j’ai envie de la déshabiller de sentir sa peau et rien d’autre sous mes doigts. Mes mains redescendent sur son cul que je presse pour que son corps soit encore plus poche du mien. Sa chaleur m’envahit, j’ai envie d’elle, envie de la déshabiller sous ce porche et de la prendre immédiatement. Eireen embrasse ma bouche, sa langue vient danser autour de la mienne, et ma main se faufile entre ses jambes. Le contrôle s’éloigne, lorsqu’elle gémit sur mes lèvres, elle est parfaite, sensuelle, sensible à mes caresses et je suis en train de perdre pied. Elle doit être humide et brûlante, douce et chaude…

    Nos lèvres se séparent, on se regarde essouffler, son regard bleu ne cache rien de ce dont elle a envie en ce moment même. Ma main appuie encore sur son sexe, ses yeux se ferment dans un soupir excitant. Dieu que j’ai envie d’elle.

     

    — On vient de vivre notre quatrième rendez-vous, je lance d’une voix tendue.

     

    Eireen ouvre les yeux, ma main se pose gentiment sur sa hanche.

     

    — Celui ou on a le droit de se peloter. Au prochain t’es dans mon lit Eireen.

     

    Elle se met à rire en reculant. Je ne tiendrai pas une soirée de plus sans qu’on aille plus loin.

     

    — Tu m’invites chez toi ?

     

    Je fais le pas qui nous sépare, elle me regarde étrangement, la bouche entrouverte et les joues brûlantes. Ma main passe dans ses cheveux humides puis descend sur sa nuque et son dos pour s’arrêter sur ses fesses. Je ferme les yeux en appréciant les rondeurs de son corps, en les imaginant nues, mes mains dessus alors qu’elle me chevauchera. Mon front s’appuie contre le sien, le désir papable dans ma voix.

     

    — Oui, vendredi soir, chez moi. Tu pourras me rendre ma chaine et sa croix et peut-être que tu arriveras à me prendre autre chose. Mais sache que moi aussi je vais prendre quelque chose.

     

    Elle sourit en secouant la tête. J’ai compris rapidement qu’elle m’avait pris ma chaine la dernière fois qu’on s’est vue. C’est un objet auquel je tiens, que j’ai reçu à ma communion et qui ne m’a pas quitté depuis.

    Eireen s’échappe de mes bras, elle sort ses clefs de son sac.

     

    — Je vais réfléchir à tout ça.

     

    — Réfléchir ?

     

    — Oui, réfléchir Kenan.

     

    Elle a envie aussi, elle joue encore, elle maintient le suspense et vendredi si elle vient peut-être que je finirais tout seul.

     

    — Je vais rentrer, bonne nuit Kenan.

     

    Elle dépose doucement ses lèvres sur ma joue en prenant soin de frotter sa poitrine à mon bras puis elle se détourne et ouvre la porte. Elle entre et je reste à regarder la porte se fermer d’elle-même.

     

    — Eireen ?

     

    L’infirmière rattrape le battant et l’écarte assez pour laisse passée son visage.

     

    — Si je t’avais demandé de monter chez toi ce soir ?

     

    Elle me dévisage quelques secondes comme si elle-même se demandait ce qu’elle aurait fait et si elle aurait pris la bonne décision.

     

    — J’aurais dit oui.

     

    La porte se referme avant que je puisse répondre quoi que ce soit. Je reste là jusqu’à ce que la lumière du couloir s’éteigne. Cette femme est en train de me retourner l’esprit. Cette semaine je suis de nuit au port, le reste de mon temps va être consacré à l’assemblage de la bombe et pourtant, elle sera longue cette semaine.

     

    MARYRHAGE

  • Irish War, Chapitre 6

    CHAPITRE 6

    Eireen

     

    J’ai passé une soirée superbe. Je ne m’attendais pas à ce que ces facettes de Kenan O’Shea perdurent. Beau, et galant. Son seul défaut est d’être de l’IRA, j’imagine qu’il en a d’autres, mais c’est le pire à mes yeux. Nous n’avons pas mentionné une seule fois le conflit, pourtant, c’est souvent l’un des principaux sujets abordés au courant d’un rencart. Car oui, pas de doute, ce soir, c’en était un.

    Difficile de croire que l’homme qui effleure ma main en marchant dans la rue est capable de violence.

    Il n’a été que charmeur et drôle ce soir. À croire qu’il est plus qu’intrigué. Je me demande ce qu’il pense de tout ça, de la petite infirmière qui n’a pas froid aux yeux. Suis-je sa nouvelle distraction ? Est-ce que la partie est remportée au moment où un homme nous lance qu’il s’intéresse à nous pour autre chose que notre postérieur ?

    En tout cas, j’ai appris pas mal de choses sur lui. Même si rien n’était en rapport avec l’IRA, j’ai réussi à dresser une sorte d’organigramme que je vais devoir vérifier avec mes frères.

    Bientôt, j’espère obtenir des informations plus complètes. C’est le comment qui reste à planifier.

    Le hic dans cette affaire ? Ça va vite. J’ai l’impression de ne pas tout contrôler. J’ignore si je dois paniquer ou ressentir de la fierté en repensant au regard de Kenan sur moi. Il me dévorait des yeux. Je ne me souviens pas la dernière fois qu’un homme m’a observé de la sorte. Avec un respect profond, mais un désir intense. Ses yeux dansaient sur mon corps, incapables de masquer ce que l’irlandais ressentait. Il régnait une ambiance électrique, comme dans le pub.

    Je n’ai jamais vécu ça avec une « proie ». Mentir, séduire, sourire, c’est mon travail et généralement, cela se passe avec un peu de comédie, mais pas ce soir. Je n’en avais pas envie. Et c’est bien ça le problème. Assise en face de Kenan, j’en ai oublié ce que je devais faire. Je ne cherche pas un mari, je cherche des informations.

    Mais lorsque Kenan s’est mis à me parler de lui plus intimement, de ses souvenirs d’enfance avec sa famille, de deux trois histoires sur son boulot au port, du mec suspendu dans le vide parce qu’il avait glissé de la grue, et des petites anecdotes qui forgent une personnalité, j’ai eu l’impression de nous trouver des points en commun.

    Nous restons silencieux l’un à côté de l’autre, en parfait gentleman, Kenan a tenu à me raccompagner chez moi, heureusement que j’habite un quartier neutre, à une adresse sans lien avec l’UVF.

    Je repense à ce soir et à quel point j’ai merdé, j’ai flirté pour moi, pas pour la cause. J’aurai dû davantage l’interroger sur sa famille, sur ses convictions… mais c’était bien ainsi. Ne pas parler du conflit avec un homme et faire semblant que la guerre de rue ne nous atteignait pas.

    On arrive devant chez moi, je sors mes clés de mon sac, je sens l’irlandais nerveux, comme s’il cherchait quoi dire.

    J’ai passé une bonne soirée Kenan alors que je n’aurai pas dû.

    J’ai aimé être avec toi, alors que je ne devrais pas.

    Mon propre flirte ne doit pas me jouer de tour.

    Voyant que je cherche également mes mots, il brise le silence le premier.

     

    — On se dit à bientôt ? lance Kenan, l’air de rien.

     

    Il fourre ses mains dans ses poches, comme la dernière fois. Je chasse l’échauffement dans ma poitrine pour me concentrer sur mon objectif. Il veut d’une prochaine fois. Il a aimé passer du temps à mes côtés, sinon, Kenan ne m’aurait pas rappelé.

    Ça marche Eireen.

     

    — Il n’y en aura pas qu’une, de prochaines fois, je rétorque, sûre de moi.

     

    Je souris, lui aussi.

     

    — Est-ce une promesse ? me questionne-t-il sur un ton joueur.

     

    Le lampadaire éclaire à peine la rue déserte. Son visage va mieux, je distingue les traits séduisants que semble arborer Kenan O’Shea au quotidien. Il a fini par m’avouer qu’il s’était bastonné avec un enfoiré pour l’honneur de sa sœur. En plus d’être gentil, c’est un irlandais typique. Comme mes frères.

     

    — Peut-être ? je lance à mon tour.

     

    Kenan fait un pas vers moi, je recule, on ne perd pas nos sourires et l’ambiance étrange sur le chemin disparait pour laisser place à ce petit truc. Cette lueur de défi. Celle qui a commencé lorsque j’ai échangé sa carte d’identité par une autre.

    Fuis-moi je te suis.

     

    — J’attends de voir ce que tu vas me dérober cette fois-ci, me provoque Kenan.

     

    — Et si je ne fais rien ?

     

    — Je doute que tu ne fasses rien.

     

    Il se penche vers mon oreille, son souffle chatouille mon cou.

    Comme la dernière fois.

    Il est joueur, la bataille est aussi divertissante que dangereuse. Un combattant dans le flirt assène coup sur coup, et peut ne pas distinguer sa propre faiblesse.

    Maitrise le jeu, me rappelle une voix dans ma tête.

     

    — Si tu crois que je n’ai pas remarqué le bouton de ta robe qui s’était miraculeusement ouvert lorsque tu es revenue des toilettes, tu te trompes.

     

    — Alors il n’y a pas que mon superbe cul qui t’intéresse, mes seins aussi, je plaisante.

     

    Kenan se fige, je recule en sentant sa proximité devenir envahissante. Mon corps ne reste pas insensible au sien ni à son regard de braise. Ma peau se couvre de nombreux frissons lorsqu’il me parle ainsi. J’ai rencontré des hommes, j’ai flirté avec beaucoup d’entre eux, mais aucun n’a été ainsi.

    Kenan me suit, je m’amuse de le fuir et lui, il aime tenter de me rattraper.

    Je ne fais que jouer.

     

    — Alors ? je le brusque un peu, mon cul, mes seins ?

     

    — Ta voix et tes yeux. J’ai envie d’en savoir plus sur toi, Eireen McNamara, et c’est la première fois qu’une femme me fait ressentir ça. C’est différent, parce que tu te comportes différemment. Combien de mecs t’as mis à tes pieds ?

     

    Je ferme les yeux, parce qu’il est contre moi, mon dos heurte le mur de l’immeuble, la pénombre nous apporte une certaine intimité.

    Comment ça s’est produit ?

    Kenan plonge son regard bleu dans le mien. Il glisse une mèche rebelle derrière mon oreille, mon cœur s’emballe.

    Qui mène la danse ?

     

    — Tant pis la galanterie, j’en meurs d’envie.

     

    Sa main se pose sur ma hanche, le contact de ses doigts sur moi, il me laisse une chance de me dérober, de cesser ce moment où nos deux corps vont enfin se rencontrer. Son visage s’approche du mien, mon cœur s’emballe de plus belle, je sens son souffle contre ma peau, la pression de sa main sur ma taille, l’électricité dans l’air et cette alchimie qui bat dans nos veines et semble communiquer d’un corps à l’autre.

    Je cède la première, je reprends les rênes et dérobe l’instant.

    Mes lèvres s’écrasent contre les siennes. La fougue du baiser nous surprend, l’intensité prend le dessus. Nos souffles se mélangent, je découvre la chaleur de sa bouche contre la mienne, la douceur de ses lèvres. Le frisson qui traverse ma peau lorsqu’il me caresse.

    Kenan me presse contre lui avec plus de force. Mes mains s’enfoncent dans ses cheveux sombres, je me laisse porter par la cadence de ce baiser volé. Nos langues se trouvent, s’effleurent, la chaleur me gagne avec violence. J’ai l’impression de chuter dans le vide. Les sensations entre nous sont électriques, je ne peux pas m’arrêter. Sentir la bouche de Kenan me vouloir et possédait grille toute connexion logique dans mon cerveau.

    Kenan m’embrasse avec passion, ses gestes se font pressants, sa main libre frôle mes courbes sous ma robe. Je m’accroche à sa nuque pour le maintenir contre moi. Le feu nait lentement entre mes jambes, et l’érection de Kenan contre mon ventre me fait trembler. L’irlandais trace le contour de mes lèvres avant de les sucer. Il joue, j’essaie de ne pas me laisser porter, mais c’est tellement bon qu’il m’est impossible de résister.

    J’en veux encore. Le contact de Kenan m’enflamme, créant des sensations puissantes. Sa bouche dévore la mienne avec une telle envie que c’en est déconcertant. J’ai du mal à respirer, mais je ne peux pas céder. J’ondule contre lui jusqu’à le faire jurer. Nous sommes en plein milieu de la rue en train de fusionner et rien ne semble nous arrêter.

    Il règne depuis ce billard une alchimie palpable qui rôde autour de nous comme un loup prêt à attaquer. La lutte a lieu, la lutte est forte, la lutte me fait un bien fou.

    Je me fonds contre cet homme imposant qui me touche comme si j’étais ce qu’il désirait de plus sur l’instant. Ses mains vagabondent sur moi et j’aime ça. J’aime la sensation sous mes doigts quand je caresse ses joues, quand ma langue danse contre la sienne et que nos lèvres se livrent bataille.

    Il a envie de moi et je crois qu’à cet instant précis, j’ai envie de lui aussi, envie qu’il soulève ma robe, envie qu’il me plaque davantage contre ce mur pour me soulever. Envie de nouer mes jambes autour de sa taille pour que Kenan puisse s’y glisser entre. Et si j’étais folle, si je laissais le désir parler pour moi, je voudrais…

    Je ne voudrais pas que ça s’arrête.

    Kenan rompt notre baiser en s’écartant. Je suis choquée du manque soudain, de l’absence de contact et de chaleur. Mon ventre se serre, mon cœur est au bord de l’explosion. J’observe l’irlandais tenter de reprendre son souffle, ses yeux le trahissent, il mourrait d’envie de le faire. D’aller plus loin et de ne surtout pas s’arrêter.

     

    — C’est le moment où tu applaudis mon self-control.

     

    Ou de le maudire.

    Je reste appuyée contre le mur pour me soutenir. Mes clés sont tombées, je ne les ai même pas entendues percuter le sol.

     

    — Seigneur, j’ai dérapé, jure-t-il en passant une main dans ses cheveux désordonnés.

     

    Par mes soins en plus.

    Kenan me jette un regard en coin. Un maudit coup d’œil qui me fait l’effet d’une putain de caresse.

    Remets-toi, hurle une voix dans ma tête.

     

    — Mais je ne regrette pas.

     

    — Moi non plus, j’avoue.

     

    Kenan se fige, surpris, et y voit une forme d’invitation à recommencer. Dans d’autres circonstances, si O’Shea n’avait pas été un membre de l’IRA, je l’aurai trainé à l’étage et nous aurions bravé les règles de la bienséance. Mais je ne peux pas. Je ne dois pas laisser parler une maudite alchimie.

    L’embrasser oui, baiser, non. Il n’en est pas question de franchir la ligne.

    C’est le moment de reprendre les rênes.

    Je pose une main contre son torse pour l’arrêter. Même si mes lèvres en réclament encore, mon cerveau ne pourra pas admettre un autre écart.

    Ça va trop vite. Je ne contrôle pas comme la dernière fois. Mais n’est-ce pas dans l’ordre des choses ? Tu as déjà embrassé tes proies, pourquoi cela te perturbe autant avec lui ?

    Pourquoi j’ai l’impression de ne pas faire comme d’habitude ?

     

    — J’utilise la règle des cinq rendez-vous, je chuchote à son oreille.

     

    C’est ça ma fille, reprend le dessus. Contrôle, fais-toi désirer. Mets-le à tes pieds. Tu lui as donné un bout de toi ce soir, un avant-goût, rend le fou.

     

    — Plus que deux alors, me provoque Kenan.

     

    Nos regards se croisent, je souris sans masquer mon amusement. Je chasse le désir, je chasse la pensée qui me traverse l’esprit en

    Je joue, je joue peut-être trop bien depuis deux semaines. Depuis qu’il est venu dans mon service pour me vomir dessus.

     

    — Deux ? je demande en fronçant les sourcils.

     

    — L’hôpital était le premier.

     

    Kenan sourit en même temps que moi. Je ne dois pas avoir la même définition de rencart à ses yeux. Sa fougue me plait et me garantit que le jeu est en train de marcher. Même si je doute. Il va falloir que j’aie des armes pour me blinder face au charme séducteur du docker.

     

    — Alors ça fera six rendez-vous.

     

     

    — Tu ne lâches pas.

     

    — C’est ce qui te plait chez moi.

     

    Il bande encore, je le sens contre ma cuisse, mais Kenan ne tente rien de plus. Il semble… satisfait tout en étant méga frustré. J’en suis ravie, et j’espère que l’envie qui m’a dévoré ne se lit pas trop sur mon visage. Le mystère est l’une des premières règles dans ma matière.

     

    — Eireen ?

     

    Sa main presse ma hanche.

     

    — Oui ? je murmure d’une voix rauque.

     

    Kenan se penche vers ma joue, et comme la dernière fois, je le surprends en venant déposer un baiser, sur sa bouche. Un franc et direct. Ses lèvres contre les miennes, en souvenir de l’étreinte plus fougueuse de tout à l’heure.

    Je m’écarte la première, Kenan ferme les yeux en passant sa langue sur ses lèvres, ce geste est incroyablement sexy, même sur sa gueule cassée par la défense d’un honneur. Sa main sur ma taille se serre, il lutte.

    Je m’écarte en rompant tout contact, je ramasse mes clés, je sens son regard sur moi, je n’ai pas pris la peine de m’accroupir, je me suis penchée, et je ne doute pas que ma robe montre la lisère d’une zone inaccessible.

    Je n’ai pas autant de classe que mes belles sœurs, il m’arrive parfois de faire des trucs qu’on penserait sexy, mais qui sont pas calculés.

     

    — Je t’appelle, me promet-il.

     

    — Surveille bien tes affaires.

     

    Car cette fois-ci, je ne suis pas partie sans rien.

    Est-ce que le poisson commence à mordre à l’hameçon ? En tout cas, la proie ne me laisse pas indifférente, si je me fis au grand frisson et aux battements de mon cœur. Mes lèvres tremblent encore du baiser que nous venons d’échanger, mon souffle a encore son odeur. Et mon corps exprime sans honte, la vague de désir qui l’a submergé.

    Je reste immobile dans la rue en le regardant s’éloigner.

    C’est l’ennemi. Mais l’ennemi est tellement sexy.

    Vais-je franchir la ligne ? Celle que je m’impose depuis deux ans me disant de ne jamais dépasser le flirt ? D’autres femmes aidant l’UVF n’hésitent pas à soulever la jupe pour atteindre plus rapidement leurs infos, pas moi. La séduction est un pouvoir incroyable.

    Pourtant, une petite voix dans ma tête me dit que ça pourrait être encore plus simple si je l’avais à mes pieds, une autre me dit de me méfier, cette idée pourrait être celle d’un corps en fusion et non d’un esprit sain. Combien de fois l’alchimie a joué des tours aux grands hommes ? Combien de guerres se sont déclenchées pour un baiser, une femme, une envie ?

    Je suis en train de vivre la mission, celle où on ne flirte pas seulement avec l’ennemi, mais avec sa propre loyauté.

    Je porte mes doigts à mes lèvres encore sensibles. Mon cœur s’emballe, c’est l’ennemi, je sais ce que je veux, et ce n’est pas le premier à terriblement bien embrasser.

    Mais c’est le premier qui me fait oublier, l’espace d’une soirée, qu’il est de l’IRA et moi pas.

     

    ***

     

    L’un des lieux de rencontre de l’UVF est situé en pleine zone banlieusarde côté protestants. On ne croisera aucun membre de l’IRA ici, mais mes frères ont de bons stratagèmes pour me faire venir à eux sans griller ma couverture.

    Je passe par trois véhicules différents avant d’atteindre mon but. Mes parents habitent dans le quartier en plus. C’est l’occasion de passer les voir et de diner en famille avant de repartir à mon existence de solitude. Un jour, quand j’aurai envie de construire quelque chose avec quelqu’un, toute cette mascarade cessera. En attendant, chacun profite de la situation des uns et des autres.

    J’ai eu droit à un accueil chaleureux de la part de la milice qui ne me voit pas souvent. On évite les contacts sauf en cas d’urgence ou pour les besoins d’une affaire.

    La menace de l’attentat nous fait commettre quelques impairs. J’ai besoin d’informations, et il n’y a qu’eux qui puissent m’en fournir suffisamment sur les O’Shea ainsi que sur les dernières rumeurs.

    Niall, le chef de la milice à laquelle mes frères et ma famille appartenons m’a remis un dossier à jour sur ces membres de l’IRA. Je le feuillette pendant qu’ils parlent des banalités, des dernières actualités de l’état, ce qui se dit en interne et en public.

    Depuis le début de l’année, Belfast et les environs connaissent des temps dangereux. Entre les affrontements dans le principal No Man’s Land, et les agressions, le conflit peut péter à n’importe quel moment.

    J’apprends que Kenan et son père sont spécialisés dans les explosifs. Avec ses frères et leurs statuts de dockers, ils manipulent un des principaux réseaux de fournisseur en armes. Il n’y a que le plus jeune qui ne semble pas totalement investi. Ils n’ont jamais quitté Belfast, ils ont grandi près de l’IRA et des affaires violentes des familles fidèles à la cause. Ils ont une place respectée au sein de la hiérarchie du coin. Ce n’est pas n’importe qui.

    Kenan semble être le commanditaire du dernier attentat à la bombe, l’UVF a listé un bon nombre de manifestations et d’affrontements auquel il a participé.

    Je ne vois pas de faille, seulement une véritable loyauté.

    Comme notre famille.

    Le restant des informations me donne les habitudes des O’Shea qui sont vagues. J’ai surtout leur rôle au sein de la société, mais le reste est flou.

    Cela ne m’avance pas tant que ça. En revanche, les propos de Niall et de Sean sur les dernières rumeurs dans les rues captent mon attention.

     

    — Oui, nous avons eu des informations de la part d’indics basés à Falls Road, commence Sheamus.

     

    — Vu ta gueule, renchérit Daley, mon second cousin, le seul brun de la pièce, ça m’a pas l’air bon signe.

     

    Sheamus sort une clope du paquet sur la table, l’allume avant de poursuivre :

     

    — Les gars disent que l’attentat est prévu pour septembre, début octobre, ou carrément fin novembre.

     

    — C’est un pas, déjà, je souligne.

     

    Cormac m’adresse un regard noir, mon cousin a horreur que je sois là. Je le sais, il aimerait que je ne vienne faire que mes rapports avant de déguerpir des histoires plus « sérieuses ».

     

    — Ouais, sauf que ça n’a aucun sens. Je pensais qu’ils frapperaient pour les X années de l’UVF, c’est dans cinq semaines. Ces informations me semblent louches.  On a vérifié les calendriers de la venue des personnalités importantes et pour l’instant rien. Si nous ne pouvons pas savoir, eux non plus. Alors pourquoi cette tranche ?

     

    Une ambiance pesante s’installe dans la pièce. Les explications de Sheamus jettent un froid. J’observe chaque membre de la milice, ils fument ou réfléchissent. Douze hommes inquiets. Ils sont responsables de cette histoire parce que les rumeurs sont sur leur terrain. Ils doivent être prêts pour que leur milice et le restant de l’UVF puissent se mettre en action en plus de tous les problèmes qu’ils rencontrent actuellement.

    Avec les tensions, les visites-surprises des uns et des autres, les manifestations et les fêtes sont annulées et reprogrammées au dernier moment pour éviter des failles. L’IRA nous ment sans doute, peut-être qu’ils veulent nous mettre sur cette fois alors qu’ils décideront de frapper un centre commercial.

     

    — Ils ne vont pas faire péter le soir d’Halloween ? jure Sean.

     

    — Tout est possible, répond Niall.

     

    Tous les regards se tournent vers moi et je comprends la demande silencieuse : il faut qu’on en sache plus. Est-ce une manifestation, une personnalité, un lieu, un évènement, un endroit qui va être visé ? Est-ce que ces dernières actualités sont bonnes ?

    On ne me donne aucun ordre, pas besoin, c’est assez subtil pour que je comprenne. On m’informe juste des possibles documents que je devrais récolter, ainsi que le nom des membres participant à l’attentat.

    C’est plus sérieux que je ne le pensais. Il ne s’agit pas d’apprendre quelques infos, il faut que j’infiltre une famille en son sein.

    La merde.

     

    — Voici la liste des membres de Sinn Féin[1] que le haut gratin nous a donné, déclare Eamon au bout d’un moment, pour passer au sujet suivant.

     

    — Je vous laisse, je déclare en reposant le dossier, puis en me levant.

     

    Je ne veux pas entendre ça. Je sais ce que font mes frères après leur boulot. L’intimidation, la peur et les crimes qu’ils commanditent pour affronter l’IRA et semer la terreur.

     

    — Ils vont faire de même, se justifie Cormac.

     

    Comment l’oublier ?

     

    — Je vous laisse, je confirme. À tout à l’heure et merci pour les informations.

     

    Je vais essayer d’en apprendre plus sur les activités de Kenan. Il faut que ça dépasse l’alchimie et l’attirance. Je dois devenir quelqu’un pour lui. Je dois m’infiltrer au plus profond de sa famille. Il faut que je joue plus que ça. Je dois le séduire complètement, pas flirter. Il faut que Kenan O’Shea me fasse entiercent confiance, et ça, en deux mois. Autant dire mission impossible.

    Comment dérober le cœur d’un patriote n’aimant que sa cause ?

     

    — Eireen ?

     

    — Oui ?

     

    — Tiens-nous au courant. Eamon saura comment te trouver pour les rapports. Il s’en chargera, m’explique Niall en écrasant sa cigarette.

     

    — D’accord.

     

    — Et Eireen ?

     

    Je scrute mes frères, ils ne discutent pas les ordres de Niall. C’était son idée de me faire rentrer au sein de la milice, même si je ne partage pas tous leurs agissements, la guerre m’a fait comprendre qu’il n’y a que la loi du Thalion. Je ferme les yeux sur leur horreur, et je contribue en espérant pouvoir en éviter quelques.

     

    — L’UVF ne tiendra pas rigueur si tu franchis la ligne que tu t’ais fixé. Les deux lignes. Nous sommes prêts à n’importe quoi pour obtenir des informations, nous saurons être reconnaissons.

     

    Un frisson me gagne face à cette déclaration. Les deux lignes, nous savons très bien de quoi il s’agit.

    Est-ce que je leur réponds qu’une chaleur douloureusement plaisante a gagné mon ventre lorsqu’un membre de l’IRA m’a embrassé sauvagement en me plaquant contre un mur ?

    Je m’abstiens.

    Declan me remercie d’un murmure, mon frère n’a pas l’air emballé, les autres non plus. Mais ils fermeront les yeux, je suis certaine qu’ils pensent déjà que j’ai dû par le passer, écarter les cuisses pour obtenir quelques infos. Ils s’en formalisent, en tant de guerres, il n’y a pas de places pour les détails. J’ai toujours leur respect, parce que sans moi, ces deux dernières années auraient pu être plus terribles.

    Ils comptent sur moi.

    Une petite voix dans ma tête me dit que si ça peut nous servir et sauver des vies, je peux laisser libre court à ce désir.

    Je serais sans doute gagnante sur tous les points, même si… coucher avec l’ennemi est mal vu, c’est peut-être notre seule chance. Si je dérobe le cœur de Kenan O’Shea, j’en découvrirais certainement les mystères qui l’entourent, lui et l’attentat que l’IRA prépare.

     

    ***

     

    Lorsque je franchis les portes de chez mes parents, je suis certaine que personne ne m’a vu ni reconnu. Je maitrise l’art du déguisement et les voisins pensent tous que je suis partie en Angleterre pour mes études d’infirmière. Maman raconte à ses amis qu’il m’arrive de partir à l’étranger pour des missions humanitaires.

    Le mensonge règne dans cette famille, mais c’est pour la bonne cause.

    C’est ce que je me dis.

     

    — Ma chérie !

     

    Ma mère, Ciara Hennessy me ressemble trait pour trait, à la seule différence, ses cheveux sont roux. Elle m’accueille de bon cœur en me serrant dans ses bras de toutes ses forces, cela fait trois semaines que nous ne nous sommes pas vus.

    Elle me demande comment je vais, je réponds toujours la même chose. Bien, malgré mon boulot fatiguant aux urgences. Depuis le passage de Kenan, un vent de violence s’est déchainé à l’hôpital. On a dû faire intervenir à de nombreuses reprises le service de sécurité. Nous avons de plus en plus d’hommes venant avec des os brisés. Quelques catholiques, mais surtout des protestants en colère. Sans compte la bobologie quotidienne ou les accidents plus graves.

    Mon travail m’épanouit. Il m’aide à garder les pieds sur terre, j’aime aider les gens, tout comme j’aime croire qu’un jour, l’horreur de notre pays cessera enfin pour connaitre la paix. C’est mon côté utopiste.

    Maman m’informe que Granny m’attend avec impatience pour jouer aux cartes. C’est d’elle que vient mon nom d’emprunt « McNamara ». Mon père n’est pas encore rentré, et j’imagine qu’il doit être dans un salon semblable à celui où mes frères sont, avec des hommes d’influences, à discuter de l’avenir.

    C’est bien connu, les protestants détiennent les richesses et ont le pouvoir. La plupart des flics sont de mèches avec l’armée anglaise, et cette dernière possède la presque totalité de loyalistes qui changent leur visage à la tombée de lui.

    Ce n’est pas beau, aucun camp ne se bat à la loyale, comme dans n’importe quelle guerre dirons-nous.

    Je retire ma veste dans l’entrée, ma mère me demande si je peux l’aider avec le repas, nous allons être quatorze ce soir, toute la fratrie Hennessy sera là. Il faut dire que Granny fête 82 ans ce soir.

    En passant, je m’arrête devant le mur où Maman affiche les cadres photo de notre famille.

    Deux personnes manquent à l’appel cette année encore. Mon cœur se serre en voyant leur photo.

    Le conflit entre catholiques et protestants apporte son lot de malheur partout.

    Ma grand-mère a perdu son mari, un homme que j’aurais adoré connaitre, mais ces deux-là… je les ai connus, je les ai aimés, et mon cœur s’est brisé lorsqu’ils ont été assassinés.

    La mort est partout à Belfast, et elle ne semble pas prête à trouver le repos.

     

     

    AMHELIIE 

     

    [1] NDT : « Sinn Féin » est un parti politique républicain actif en Irlande et en Irlande du Nord. Il s'agit du deuxième parti politique d'Irlande du Nord. Le nom signifie « Nous-mêmes » en irlandais. Durant les affrontements dans les années 90, les membres de ce parti ont été traqué et assassiné pour certains, par les milices de l’UVF.