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  • Irish War, Chapitre 11

    CHAPITRE 11

    Kenan

     

    Je suis en sueur. Mon front goutte et ma concentration est à son maximum. On arrive dans la phase où la moindre erreur nous ferait exploser mon père et moi. Je tiens le tournevis et fixe ce petit bout de métal qui servira à tout faire péter. Voilà à quoi tient tout cet engin, à une petite vis qu’on a choisie méticuleusement au magasin de mon frère. Une vis plus petite que mon petit doigt. Une vis qui tourne à une vitesse lente pour être parfaitement fixée. C’est la première fois que je réalise cette étape. Nous ne sommes pas des experts en explosif, mais la précédente celle qui a explosé dans un hôtel et qui aurait dû prendre la vie de notre chère ex Première ministre anglaise, c’est mon père qui l’a réalisée. J’étais là, avec lui, à la place qu’il occupe actuellement, celle de celui qui regarde et qui récite des prières pour que tout se passe bien.

    C’est stressant de sentir son regard en plus du reste, mais ça me rassure aussi. Si je fais quelque chose de mal il le verra directement. Je donne un dernier tour à la vis, je sens qu’elle est au bout, je dégage lentement ma main de l’engin pour examiner le résultat sans mon bras qui me cache la vue. Mon cœur semble reprendre sa course dans ma poitrine lorsque je vois que tout est fixé et qu’on est toujours en vie.

     

    — Merci mon dieu ! soupire mon père.

     

    Je ne sais pas si dieu à quelque chose à voir là-dedans, mais putain de bordel de merde merci !

    On recule avec mon père, j’enlève les lunettes de sécurité et essuie mon front en me penchant pour respirer. La grosse main de John O’Shea vient percuter mon épaule qu’il serre ensuite comme pour me réconforter. Ma respiration est chaotique j’ai l’impression de sortir d’une apnée qui a trop duré. Toutes les phases sont stressantes, mais la préparation de la bombe est la plus délicate.

    Je me laisse tomber sur le sol poussiéreux sus moi et constate avec effarement que mes mains tremblent énormément. Mon père s’éclipse quelques secondes, il revient avec deux bières, il m’en tend une et nous trinquons en silence. Je fixe l’établie devant nous, éclairer par une grosse lampe le tout ressemble à une table d’opération au milieu d’un vieux garage. Je bois quelques gorgées de ma bière en pesant à ce que je viens de faire. En pensant aux paroles d’Eireen le weekend dernier sur la guerre et la paix, sur la violence qui ne résout pas les conflits. J’ai adoré l’entendre parler ainsi, la voir défendre ses convictions alors qu’elle était entourée de gens qui pensent différemment. Ma petite infirmière n’a pas froid aux yeux et dieu que j’aime ça. La douceur c’est sympa pour les câlins ou pour les enfants, le reste du temps une femme, surtout dans notre monde, doit savoir montrer qu’elle existe indifféremment des hommes. La mienne en tous cas, doit avoir son caractère, elle doit me provoquer et me montrer d’autre façon de penser. Eireen fait tout ça et si les politiques avaient un dixième des couilles de cette femme peut-être que l’Irlande ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Peut-être qu’on pourrait vivre en paix en étant traité de la même façon que les protestants.

     

    — On a terminé, lance mon père.

     

    Je tourne la tête dans sa direction, il fixe lui aussi l’engin sur l’établi.

     

    — Toujours pas de nouvelles ?

     

    Il secoue négativement la tête. On va devoir la garder au chaud alors. Attendre qu’un représentant anglais daigne venir sur le sol irlandais. Cette bombe doit servir à ça, à détruire ceux qui dirigent et qui prennent des décisions qui n’arrangent qu’eux. Elle n’est pas destinée à la population, elle n’est pas là pour tuer des innocents, mais seulement des hommes et des femmes qui font de notre vie un calvaire en ne reconnaissant pas que le peuple catholique d’Irlande du Nord est victime de ségrégation de la part des protestants.

    Mon cœur se serre à ses pensées, les paroles d’Eireeen reviennent sans cesse me confronter à es actes. Je prépare une putain de bombe. Que penserait-elle de ce que je viens de faire ? Depuis quand ce qu’une femme pense à un impact sur mes motivations ? C’est pour l’Irlande, c’est pour ma famille, rien n’a plus d’importance.

    Je me frotte le visage, je sens le regard de mon paternel sur moi et je tente de reprendre pied.

     

    — Est-ce que tu doutes ?

     

    Je tourne la tête rapidement pour observer mon paternel. Il boit sa bière comme si de rien n’était, comme s’il ne venait pas de remettre en question mon engagement.

     

    Je suis un soldat de l’Irlande [1]jusqu’à la mort.

     

    John O’shea repose sa bière, son regard bleu se plonge dans le mien, sans rien dire. J’ai prouvé plus d’une fois mon engagement dans l’armée, j’ai montré plus d’une fois que je ne veux qu’une chose, que l’Irlande soit libre, qu’elle ne soit plus sous le joug anglais. Qu’est-ce qui aurait pu changer mes motivations ?

     

    — Nom de Dieu papa !

     

    — Ne jure pas inutilement, Kenan.

     

    Son ton est dur et froid.

     

    — Tu crois qu’elle m’a retourné le cerveau.

     

    — Je crois ce que je vois fils.

     

    Je ricane en secouant la tête, j’aime beaucoup Eireen et ce qu’on vit ensemble me plait énormément, mais elle ne remet rien en cause.

     

    — Ces idées sont différentes des tiennes et elle a un certain talent pour les démontrer. Elle est aussi très jolie, et intelligente et si elle n’était pas athée ta mère t’aurait poussé à l’épouser.

     

    Le silence revient suite à sa tirade qui n’exprime rien d’autre que ce que je pense depuis le début mis qui n’est pas suffisant pour remettre mon implication en cause.

     

    — Je dois vraiment te faire la leçon sur l’amour fils ?

     

    — Quel amour ? Je ne suis pas amoureux d’elle.

     

    Il se met à rire, puis il tape sa main sur mon épaule et se lève.

     

    — Alors on s’est tout dit.

     

    Je sais quand mon père ne croit pas ce que je dis. Je l’ai su le jour où je lui ai menti pour la première fois et que j’avais bien cassé la poupée de ma sœur. Quand il sait qu’on ment il a ce regard, un peu baissé sur le côté qui veut die « tu ne vas pas me la faire à moi ». Mais là je ne mens pas et pourtant c’est exactement le regard qu’il me tend.

     

    — C’est la vérité papa, je me sens obligé de me justifier, et jamais je ne remettrai en cause mon investissement dans l’armée. Jamais. C’est l’Irlande mon objectif et aucune femme ne viendra remettre ça en jeu.

     

    Mon père s’approche il a toujours ce foutu regard qui me fout en rogne.

     

    — Je sais que tu crois ce que tu dis, c’est peut-être plus grave encore de se mentir que de faire face à la réalité. Mais si un jour ça doit changer Kenan, tu sais ce qui t’attend. Tu es mon fils et la dernière chose que je veux pour toi c’est te voir assassiner pour trahison. Meurs en héros, meurs pour l’Irlande, mais ne fais jamais honte à ta famille.

     

    Il baisse un peu la tête et attend que je confirme que j’ai compris. J’hoche la mienne sans vraiment être certain de tout assimiler. Son discours semble froid, il ressemble plus à un chef de bataillon qui donne des ordres plus qu’à celle d’un père. Mais c’est ce que fait la guerre, elle éloigne les cœurs, il ne reste que l’honneur et le combat. Je ne lui en veux pas parce que derrière ce discours, il y a de l’inquiétude, il y a l’amour d’un père qui tente de me mettre en garde.

     

    Notre jour viendra, [2]je conclus.

     

    Mon père hoche la tête et nous commençons à ranger le matériel une fois le débat clos, pourtant ses paroles restent bien présentes dans ma tête. Ses mots et Eireen.

     

    ***

     

    Je ne devrais pas être là, pas ce soir. On avait conclu de se voir demain soir, parce qu’elle travail demain matin. Mais à peine rentrée chez moi, j’ai plongé sur le téléphone pour la joindre et lui demander qu’on se voit. Ma discussion avec mon père m’a retourné le cerveau il faut croire. Et peut-être pas dans le bon sens, parce que voir Eireen devient quasi vitale à cet instant. J’ai besoin de la toucher, de la sentir et de la voir. De savoir qu’elle est là et que ce que je ressens est normal pour une femme que je fréquente depuis quelque temps. Que je garde les pieds sur terre, mais en agissant ainsi, je ne suis pas certain que ce soit le cas.

    Eireen franchit la porte de son immeuble un énorme sourire sur son visage adorable. Je ne peux qu’y répondre de la même façon, je la regarde s’avancer jusqu’à moi en écoutant U2 par mon walkman. Elle porte un jean et un haut rouge en v qui me laissent voir la naissance de sa poitrine sous un blouson en cuir qui le rend rebelle. Elle est magnifique avec ses cheveux tressés et le rouge sur ses joues. Elle est devant moi à présent, je ne suis pas descendue de mon vélo, Bono hurle dans mes oreilles et je reste à observer cette femme brulante qui fait faire des saltos à l‘organe dans ma poitrine.

    Est-ce que je t’aime Eireen ? Est-ce que ça ressemble à ça d’être amoureux ? Est-ce que cette impression de flotter quand t’es là signifie que mes sentiments pour toi ne sont plus une simple attirance ?

    Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais je suis bien quand elle est là, quand elle me regarde comme ça et encore mieux quand elle accroche mon blouson et manque de me faire tomber de mon vélo pour venir m’embrasser. J’encadre son visage et picore ses lèvres, Eireen sourit et grogne à moitié pour en avoir plus. Je l’observe avant de céder, avant de laisser tomber mon vélo et de la serrer contre moi pour l’embrasser réellement Avec passion et tout ce que je ressens que ce soit de l’amour ou autre chose. Je sais juste que c’est bon quand elle est dans mes bras, qu’elle agite son corps et que sa langue ravage la mienne.

     

    — On dirait que je t’ai manqué, dit-elle contre mes lèvres.

     

    Je caresse ses joues, puis embrasse son nez avant de la relâcher.

     

    — Prête, je demande pour fuir le sujet sentiment.

     

    Eireen sourit, je ramasse mon vélo et grimpe dessus puis j’attends qu’elle me rejoigne. Lorsque je l’ai appelé, je lui ai proposé d’aller photographier les endroits qu’elle veut de nuit. Une excuse comme une autre et qui démontre que parfois j’écoute ce qu’elle me raconte.

    L’infirmière finit par monter sur mon vélo, sur la barre entre moi et le guidon ; l’avoir ici me fait sourire, c’est débile, mais elle est là, contre moi et elle accepte d’explorer Belfast de nuit, de relever le danger avec moi. C’est qu’elle se sent en sécurité.

     

    — T’écoutes quoi ? elle demande alors que j’allais démarrer.

     

    J’enlève mon casque et le place sur ses oreilles. Son visage se tourne dans ma direction, elle me fait un clin d’œil en écoutant le son puissant de U2.

     

    — Le meilleur groupe du monde, je lance tout bas.

     

    Je lance le vélo sur la route et nous remontons sa rue. J’entends Eireen chanter « Where The Streets Have No Name »[3] en gitant un peu la tête et Belfast nous ouvre ses bras pour la nuit. Une nuit parfaite puisqu’elle est là.

    On déambule dans les rues presque désertes de la ville, Eireen me demande de m’arrêter pour prendre quelques photos ici et là, on reste dans les quartiers neutres ceux où l’on ne risque pas grand-chose malgré l’heure tardive et puis je me souviens d’une fresque près du port, une qui doit être belle de nuit.

     

    — Tu ne m’as pas encore montré tes dessins, je reprends alors qu’on sort de (trouver quartier).

     

    — C’est vrai. Mais c’est très intime de montrer ce genre de choses.

     

    Je souris en pensant que niveau intimité on a dépassé un stade depuis que j’ai vu son corps nu sous toutes les coutures.

     

    — J’en envie de les voir, Eireen, j’ai envie de voir aussi où tu vis et ce que tu me caches de si interdit pour ne pas m’avoir laissé monter une seule fois depuis qu’on se connait.

     

    Le silence s’installe quelques secondes, je me demande si je l’ai blessé si j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas alors qu’on déboule sur la grande avenue qui mène au port.

     

    — J’ai une coloc, tu te souviens ? J’aimerai autant que tu viennes quand elle n’est pas là pour le moment.

     

    — Pourquoi ?

     

    Elle s’apprête à me répondre quand des gyrophares et une sirène manquent de nous faire chuter. La voiture nous double rapidement et vient nous couper la route dans un crissement de pneu digne d’un film d’action. Je stoppe rapidement le vélo à quelques centimètres de la carrosserie où on aurait pu s’encastrer.

     

    — Putain de merde, je grogne.

     

    Ni Eireen ni moi ne bougeons, choqué par l’intervention de la police et je sens déjà que les prochaines minutes vont s’avérer dangereuses.

    Les flics descendent de leur voiture, deux gros bras qui affichent clairement leur animosité à notre encontre.

     

    — Descendez. Et toi, lance l’un d’eux en me désignant garde les mains en l’air.

     

    Eireen descend la première, je pose le vélo doucement au sol et exécute l’ordre en sachant que si je ne le fais pas il est capable de me tirer dessus.

     

    — Qu’est-ce qui se passe, demande Eireen, on ne fait rien de mal on…

     

    — La ferme, contre la voiture.

     

    L’infirmière me lance un regard interloqué, je secoue la tête pour lui faire comprendre qu’il faut simplement obéir et ne pas discuter.

    Ce n’est pas mon premier contrôle et je sais d’expérience qu’ils attendent seulement un faux pas de notre part pour le convertir en attaque et leur donner l’autorisation d’user de la violence.

    Eireen se met contre la voiture, je la rejoins et tourne la tête dans sa direction, je reste impassible pour lui montrer que rien de grave ne va arriver.

    Heureusement que je suis passé chez moi avant de venir la rejoindre sinon j’aurais mon sac à dos avec le plan d’une bombe à l’intérieur.

    Les flics s’approchent derrière nous. L’un d’eux commence à me palper violemment, il sort mon portefeuille.

     

    — O’Shea de Falls Road.

     

    Ils se mettent à rire, puis il reprend sa palpation et sort mon walkman qu’il écrase directement. L’autre s’approche d’Eireen et commence à faire pareil avec elle.

     

    — Hé ne la touche pas ! je gronde

     

    Je vois ses mains se faire un malin plaisir de palper sa poitrine. Eireen ne reste pas sans rien faire alors que je prends un premier coup de matraque sur l’arrière des genoux.

     

    — T’as pas à nos donner des ordres petit catho de merde.

     

    Eireen se débat et donne un coup de pied à l’autre qui la pelote. Miss pacifiste n’apprécie pas qu’on la tripote. Le flic vient à bout de sa résistance et il tire sur ma chaine toujours à son cou ou trône la croix catholique.

    Et merde ! Même si d’un côté il vaut mieux qu’elle passe pour une personne de cette religion plutôt qu’une traite qui flirte avec un catho.

     

    — Toutes des putes ces catholiques.

     

    — Elles prennent exemple sur les protestantes, je réponds.

     

    Je devrais fermer ma gueule je le sais, mais je ne peux pas laisser Eireen se faire insulter sans répondre. C’est impossible pour moi, de voir ces enfoirés user de leur pouvoir pour la rabaisser et nous maltraiter.

    Le flic me retourne et me plaque contre al voiture avant d’abattre son poing sur mon visage. Le choc me fait heurter la carrosserie derrière ma tête et j’ai l’impression d‘être une cloche qu’on sonne.

     

    — Arrêter ! Vous n’avez pas le droit hurle Eireen.

     

    Le droit malheureusement ils le prennent et un second coup vient s’abattre sur mon ventre. Mes abdos encaissent douloureusement et je me plie en deux en sentant du sang gouter de mon nez.

    Je vois Eireen tenter d’échapper aux mains de l’autre flic qui la maintient en riant. Elle doit se calmer sinon il pourrait lui faire pire.

     

    — Pas de catho ici, on n’en veut pas dans ce quartier, tu devrais le savoir bâtard d’O’Shea.

     

    — On va partir, je réponds en observant le gros tas de merde au crâne dégarni qui me fait face.

     

    — T’es entrée dans mon territoire sans y être autorisée et on a une règle ici. Ce qui entre nous appartient.

     

    Il se redresse et s’approche d’Eireen, il soulève son menton et glisse un regard salace sur son corps. Elle est terrorisée, pourtant elle tente de garder la tête haute, son regard affronte fièrement son assaillant et je me dis qu’il est temps de clamer tout ça si je ne veux pas assister au viol de ma petite amie.

     

    — On va partir chef, laisser nous partir.

     

    C’est ce qu’il attend de moi, que je me rabaisse, que je prenne la place qu’il pense que je mérite. Celle de sous hommes, pas dignes de lui tenir tête. Je m’en fous, je le fais, je fais ce qu’il veut pour qu’il ne touche pas à un cheveu d’Eireen.

    Il revient vers moi et m’observe, il me défie et ma volonté a du mal à s’exécuter, à se rabaisser de la sorte, à se dire que je vais m’écraser devant un flic protestant ; Mais un seul coup d’œil à Eireen toujours maintenue par l’autre flic me ramène à la réalité. Pas de place pour la fierté quand une vie est en jeu. Alors je baisse les yeux et me soumets docilement comme il l’exige. La seconde d’après, je reçois mon portefeuille en pleine tête, il tombe au sol et je me baisse pour le ramasser. Je reçois un autre coup de pied dans les côtes. Eireen hurle de nouveau puis il la relâche et s’en va comme ils sont arrivés.

    À voiture, démarre sur les chapeaux de roues, en faisant grincer les pneus. Je reste au sol quelques secondes, l’infirmière à mes côtés, qui me demande si ça va et que je suis incapable de regarder tellement j’ai honte. Honte de ne pas m’être battue, de ne pas avoir était le soldat que je dois être et d’avoir seulement subit ce contrôle qui n’avait pas lieu d’être.

    Voilà pourquoi je me bats, pour pouvoir marcher dans ma ville la tête haute sans craindre pour ma vie et celle des gens qui me sont cher. C’est pour pouvoir regarder la femme que j’aime sans me sentir autrement qu’en homme. C’est pour pouvoir vivre librement tout simplement.

     

    [1] L'IRA provisoire se désigne par l'expression gaélique Óglaigh na hÉireann (« les Soldats d'Irlande ») ou comme Irish Republican Army.

    [2] Tiocfaidh ár lá est une expression en langue irlandaise, ou gaélique irlandais qui peut être traduit par « Notre jour viendra ». C'est un slogan populaire pour les militants républicains d'Irlande du Nord (IRA, etc.).

    [3] Where The Streets have No Name - U2 – The Joshua Tree - 1987

  • Irish War, Chapitre 10

    CHAPITRE 10

    Eireen

     

    Qu’est-ce qu’il m’a pris ? Pourquoi j’ai laissé parler ma fierté ? Pourquoi j’ai mentionné un avenir alors qu’il n’y en aura jamais ? Mon cerveau a grillé. Il ne s’agit rien de sérieux dans la réalité et si je n’étais pas perdue avec ce qu’il s’est produit ces dernières quarante-huit heures, je n’aurai pas laissé mon esprit divagué pour endosser le rôle d’une gourde qui tente de poursuivre sa mission.

    Kenan a eu l’air… surpris, puis blessé, pour finir par être… indéchiffrable. Est-il amusé par ce soudain pétage de plomb de ma part ?

    J’ai déconné avec lui. Je n’aurais pas dû m’emporter ainsi, j’aurais dû laisser couler. Pourtant, ce week-end m’a remué. Ne pas contrôler ce qu’il se passe entre nous me rend nerveuse. Je n’ai pas les cartes en ce moment même, j’avance en terrain inconnu, je déraille.

    Je dois me ressaisir, ce n’était qu’un week-end, qu’une baise, qu’un… pas en plus. Kenan m’accueille dans son intimité, je devrais être aux anges, j’entends déjà l’UVF hurler de joie. Pas moi. Tout se mélange, et en trois semaines, je n’ai jamais eu une telle impression de danger.

    Que m’arrive-t-il ? Un regard, une alchimie, une baise et on déglingue Eireen McNamara Hennessy ?

    Bordel non.

    Je tente de faire bonne figure, personne n’a distingué mon trouble. La journée s’est déroulée parfaitement, j’ai tenu mon rôle, chassant mes pensées, j’ai tenté d’en apprendre plus sur les habitudes de Kenan.

    J’ai discuté avec chaque membre voulant bien me parler, l’ambiance était sympathique, très familiale. Personne ne peut se douter que j’étais en présence de membres très actifs de l’IRA.

     

    — Alors Eireen, il parait que vous êtes… contre la guerre ?

     

    La question plombe directement l’ambiance du diner. Tous les O’Shea se tournent vers moi. Kenan glisse sa main sur mon genou, comme pour m’apporter un réconfort silencieux.

    Je ne perds pas mon sourire en dévisageant John O’Shea, le père de la fratrie.

    Apparemment, chez ses Irlandais, chaque soir de match, surtout les victorieux, est équivalent à un immense repas de famille. La tablée est immense, c’est… convivial, jusqu’à ce que la conversation devienne sérieuse. Comment a-t-il su ?

     

    — T’es pacifiste ? lâche Clare sur un ton un peu sec.

     

    Rory, Aidan et Eoghan laissent échapper un son amusé, comme si leur sœur venait de dire la blague la plus drôle de l’année.

    Je ne perds pas contenance alors qu’ils attendent tous une réponse.

    Non, je ne suis pas pacifiste dans la vraie vie.

     

    — N’oubliez pas de rajouter athée à mon CV, je plaisante en lançant un clin d’œil au patriarche.

     

    Voilà, Eireen, ça, c’est une réponse parfaite !

    Ma déclaration fait taire les derniers bavards, la mère de Kenan me jette un regard surpris, comme si je venais d’avouer le pire des secrets. Est-ce qu’elle imaginait déjà son fils à l’église avec moi ? Cette idée me fait… rire, surtout après la conversation hallucinante que nous avons eue. Nous ne nous connaissons que depuis un mois, je suis totalement fausse avec Kenan… enfin, c’est ce que je crois, une petite voix dans ma tête ne cesse de me tourmenter en me disant qu’il y a plus d’Eireen que de la miss McNamara quand je suis avec lui.

    Je chasse cette pensée.

     

    — Au moins, tu n’es pas Protestante, ironique, Canan, le seul frère de Kenan que je n’avais pas encore rencontré.

     

    Ce commentaire détend légèrement l’atmosphère, mais a peiné. Clare et John ne lâchent pas l’affaire, à croire que c’est impossible pour eux d’être pacifiste.

     

    — Athée, pacifiste, où tu l’as trouvé ? déclare John O’Shea en souriant, à l’intention de son fils.

     

    — Elle est tombée du ciel, plaisante Kenan en resserrant sa main.

     

    — Comment peut-on être pacifiste, jure Clare, la guerre ne vous a-t-elle rien pris ?

     

    Je me raidis, cette question sèche m’heurte en plein cœur. Elle est prononcée avec tellement de rancœur, avec la voix d’une femme brisée et blessée, une que je ressemblais avant de me lancer dans des missions séductions pour l’UVF.

    Si, la guerre m’a pris quelqu’un, elle m’a pris un bout de moi-même. 

     

    — Aucune cause ne mérite la mort de dizaine, de centaines ou de milliers de personnes. Si user de violence servait à quelque chose de positif dans les guerres, cela ferait bien longtemps qu’on le saurait, je rétorque pour ne pas répondre à la question.

     

    Je chasse la douleur de ma poitrine en gardant les pieds dans cette réalité, pas de place pour le passé. Clare, la grande brune semble davantage contrariée, les autres continuent de manger sans perdre une miette de l’affrontement. Kenan m’avait prévenu que sa sœur me testerait, qu’elle était sensible sur certains sujets.

     

    — Si user de mots servait à quelque chose, cela ferait bien longtemps qu’on le saurait, répète Clare en me foudroyant du regard.

     

    — Ta famille est… commence Eoghan, curieuse.

     

    Le questionnaire question réponse se poursuit, je suis toujours à l’aise avec ça.

     

    — Irlandaise d’adoption. Ma mère est… anglaise, mon père est irlandais.

     

    — Une bâtarde de patrie, jure Clare en manquant de s’étouffer avec sa bière.

     

    — Aie, plaisante Rory, ça fait comment d’avoir le cul entre deux chaises ?

     

    Je ne me dégonfle pas, je n’affiche pas un air tendu et j’espère que le regard de Kenan sur moi ne voit que l’assurance et la maitrise. Pourtant, au fond de moi, mon cœur saigne. Je me bats pour une cause moi aussi, pour que tout ça s’arrête, pour ne plus avoir à pleurer quelqu’un qui me manque.

     

    — Je le vis bien, puisque ce combat n’est pas le mien. Je me bats pour la paix, pour que les blessés d’une guerre puissent être réparés. Je n’ai pas de but politique, je n’ai pas envie de prendre parti. Il y a trop peu de personnes qui ne pensent pas comme moi, et les dégâts d’un conflit qui durent depuis des années, ne s’améliore pas. Il faut du changement, et quoi qu’il arrive, un des deux camps sera perdant.

     

    — Pas le nôtre, s’exclame Aidan avec fierté.

     

    Chaque O’Shea acquiesce à ses mots, Kenan aussi, sa main n’a pas quitté mon genou depuis la question de son père. Je fouille mon assiette, mais j’ai perdu l’appétit.

     

    — Et peut-être que le leur non plus, je rétorque avec assurance.

     

    Ma remarque les fait rire, elle ne les énerve pas, bien au contraire, elle les amuse. J’ai l’impression d’être une petite bête curieuse.

     

    — Vous êtes unique, souligne Daireen en me fixant. La guerre vous a-t-elle épargné ? Je pensais comme vous, avant de perdre mon frère, je vous souhaite de ne jamais connaitre ça. Même si je vous rejoins sur un point : une fois la paix gagnée, il n’y aura plus de morts pour un combat.

     

    Je souris en chassant ce souvenir déchirant de mon esprit. Celui qui m’a dévoré et a fait naitre une colère d’une violence inouïe.

    J’aurais voulu ne jamais connaitre cette douleur, Madame O’Shea.

    Mais je l’ai perdu, comme chaque famille irlandaise a perdu quelqu’un.

    À la place, je reste dans mes pompes de pacifiste.

     

    — Vous connaissez l’histoire des amants maudits, celle de Roméo et Juliette ? L’Irlande du Nord connait le même problème, deux familles qui se détestent, mais qui veulent la paix en se faisant la guerre. On connait tous la fin de Roméo et Juliette, et pardonnez-moi pour mon audace, mais ne craignez-vous pas, que dans votre lutte ou dans la leur, les gens que vous aimez vont être sacrifiés pour une cause probablement perdue d’avance ? Que ce soit dans un camp ou dans l’autre, je précise. La Guerre blesse plus qu’elle ne libère. Je crois au pouvoir des mots, pas à la violence. Je crois que tout le monde peut vivre égaux, si on établit des règles et si on prend des décisions justes pour les deux camps. L’Irlande du Nord connaitra quelque chose de nouveau, mais sans doute qu’à force de bataille, le seul combat remporté sera celui de ceux qui ont laissé s’entretuer ceux qui ne voulaient pas discuter.

     

    Le silence envahit l’immense salle à manger des O’Shea, chacun se jette un regard, surpris. Je m’attends à me faire virer de la maison, Kenan me dévisage avec un sourire en coin. Puis, Rory me sauve du malaise qui commence à naitre.

    Ai-je trop parlé pour un premier soir ? Suis-je ce stéréotype de la petite « conne » pacifiste ?

     

    — Hé bien… Kenan, rassure-moi, elle n’a pas de queue ?

     

    — Rory ! s’offusque leur mère.

     

    Kenan éclate de rire, suivi du restant de la famille.

     

    — Je t’assure que non.

     

    Sa main saisit la mienne, il la serre avec force et je ne saura interpréter ce geste.

     

    — Elle a du mordant, la petite athée, plaisante Fionna.

     

    — Elle en a, confirme l’irlandais en me jetant un regard en coin.

     

    La conversation reprend son court, personne ne souligne mes derniers propos, il règne une ambiance moins légère, empreinte de pensées différentes de celles qui hantent ce lieu. Est-ce que j’ai fait bonne impression ? Je n’en sais rien, mais je n’ai pas grillé ma couverture. Peut-être que je suis passée pour une faible, mais j’en doute. Ce soir, j’ai parlé avec mon cœur, j’ai raconté une histoire en la donnant à une autre alors qu’elle était la mienne et j’ai exprimé mes véritables pensées, celles que je garde enfouies en moi.

    Je sais que la Guerre s’annonce compliquée et au fond de mon esprit, une voix lucide m’a toujours dit qu’elle serait probablement perdue par les deux parties, mais ça, il n’y a qu’Eireen McNamara qui puisse le dire, Eireen Hennessy ne peut pas le penser, elle ne peut qu’espérer voir son camp l’emporter.

     

    ***

     

     

    On arrive devant chez moi, je lâche la main de Kenan. Le retour a été étrange, parsemé de non-dit, je ne savais pas quoi lui dire après cet étrange week-end où nous avons franchi la ligne. Cette soirée a été particulière et mes pensées n’ont pas cessé de me hanter.

    Est-ce que j’ai merdé ?

     

    — Eireen…

     

    — Je suis désolée, je m’excuse en détournant le regard, je n’aurai pas dû me laisser emporter avec ton père.

     

    Kenan saisit mon visage, il m’attire vers le sien, je note qu’il me sourit. Il n’a pas l’air… énervé.

    Merde, O’Shea, qu’est-ce qu’il te prend ? J’ai dit que t’allais perdre et que vous étiez des cons à vous battre comme ça, et tu souris ?

     

    — J’ai aimé que tu fasses taire toute ma famille.

     

    Waouh…

    La surprise doit se lire sur mon visage, parce qu’il laisse échapper un petit rire. Il m’enlace, j’encaisse la proximité de son corps en savourant le bienêtre que Kenan dégage.

     

    — Tu as l’air surprise.

     

    — Tu es catholique et visiblement… très impliqué pour… tes idéaux.

     

    Kenan se raidit à son tour, j’essaie de rester vague, mais vu la conversation de ce soir et leur réaction, n’importe qui aurait deviné en partie, ce que les O’Shea ont comme conviction. Il va falloir que nous en parlions pour notre « relation », même si moi, je sais déjà tout ça, Kenan l’ignore.

     

    — J’ai des convictions en effet, mais nous en parlerons un autre soir, laissons-nous diriger ton petit éclat de la soirée, me taquine-t-il.

     

    Je tente de ne pas montrer ma contrariété de le voir slalomer avec le sujet. J’ai été franche ce soir, c’est à son tour.

    Il le faut, pour moi, pour ce que je suis en train de faire. Je ne peux pas échouer.

     

    — Jamais personne n’a fait ça. Nous n’avons jamais rencontré quelqu’un… comme toi. Je n’ai jamais fréquenté quelqu’un comme toi et c’est ce qui me plait, ta fougue, tes idéaux différents des miens, mais pas opposé.

     

    Je suis ton opposée, Kenan, si tu savais.

    Je me blottis contre lui pour ne pas avoir à croiser son regard, son odeur virile me hante et me hantera toute la nuit, demain, nous reprenons la cour normale de notre vie, celle rythmée entre nos travails, nos flirts et cette ligne franchie. Que va-t-il se produire désormais ?

     

    — Ils me détestent maintenant, je tente de plaisanter.

     

    — Et moi, j’ai adoré, me confirme-t-il de nouveau.

     

    Kenan croise de nouveau mon regard, je prie pour qu’il ne dévoile rien de trop inquiétant. Je lui souris même.

     

    — Ma pacifiste, me taquine-t-il.

     

    Je lui envoie un coup dans l’épaule, ça l’amuse et ça soulage l’ambiance pesante entre nous, des questions demeurent, il me faut absolument des réponses.

     

    — Je t’appelle ? déclare Kenan au bout d’un moment.

     

    — Tu veux encore de la pacifiste qui cloue le bec à ta famille ? je l’interroge en usant de mon ton rauque qui le fait craquer.

     

    Je sens son érection contre mon ventre. Voici la meilleures des réponses au cœur de cette nuit étrange.

     

    — Elle me fait bander, chuchote-t-il à mon oreille.

     

    Je souris, ou plutôt, je sens naitre cette vague de chaleur dans mon ventre, celle provoquée par notre alchimie.

    La honte, le plaisir, l’interdit, notre interdit.

     

    — C’est sincère ? je le provoque encore.

     

    — Oui.

     

    Kenan se penche pour m’embrasser, ses lèvres trouvent les miennes et m’offrent un contact léger, mais électrique qui m’attire des frissons.

     

    — J’ai besoin d’en savoir plus Kenan, sur toi, sur la guerre, sur ce que tu en penses.

     

    Kenan acquiesce, à contrecœur, mais il comprend. C’est… primordial. Même pour une relation synonyme d’amusement. C’est ce qu’on est à ses yeux d’après ce que j’ai compris, ou alors, il y a un espoir de plus à ses yeux, il l’a laissée transparaitre aussi. Je ne sais pas encore, mais je ne peux pas être qu’une distraction, il faut que je sois un tout, une obsession. Une nécessité, une amante et une amie.

    Il me manque la première.

     

    — Eireen ? murmure-t-il contre ma bouche.

     

    — Oui ?

     

    Un frisson nait sur ma peau lorsque Kenan agrippe mes hanches pour me plaquer contre lui avec plus de ferveur.

     

    — Aujourd’hui était étrange, est-ce que je t’ai fait flipper avec notre conversation ? Je ne veux pas que tu penses que je ne tiens pas à toi. Seulement… c’est nouveau pour moi, c’est nouveau et absolument pas ce, à quoi je m’attendais, j’ai besoin d’un temps d’adaptation, j’ai besoin… de prendre le temps de comprendre, d’y aller en douceur. Je ne veux pas être un connard, pas quand j’ai une superbe femme dans mes bras, à qui j’ai laissé ma croix autour de son cou.

     

    Ses paroles me laissent sans voix, elles m’achèvent, et me font penser que Kenan ne sait pas nous plus comment définir ce qu’il nous arrive.

    Nous flirtons, mais est-ce qu’un plus commence à naitre depuis notre franchissement ?

    Je ne sais plus quoi penser.

    Je l’embrasse une dernière fois pour le faire taire, j’en ai assez entendu, j’ai besoin de faire le point, besoin de le chasser et de chasser certaines sensations.

    Je rentre chez moi, le cœur serré, avec une impression étrange, celle de valser de plus en plus entre celle que je suis, et celle que je joue. Où est la limite ? Où est la distance ? Pourquoi j’ai la sensation de rester cette Eireen, celle qui doit faire succomber Kenan alors que je monte les marches vers mon appartement ?

     

    — Tout va bien ? m’interroge Cait en me voyant entrer.

     

    Je secoue la tête en voyant ma meilleure amie, elle est dans le salon en train de regarder un documentaire nocturne, comme si elle m’attendait.

    Je me dirige vers la cuisine pour sortir la bouteille de Whisky qu’on cache. Je saisis deux verres avant de revenir vers elle.

     

    — C’est dur, je déclare d’une voix morne en m’asseyant à ses côtés.

     

    Ma meilleure amie éteint le téléviseur.

     

    — Oh…

     

    Nos regards se croisent, j’ouvre la bouteille pour nous verser deux verres, je lui tends le sien.

     

    — J’ai besoin de parler, j’avoue.

     

    — Je t’écoute.

     

    Je vide mon verre d’un trait avant de raconter mon week-end à la seule personne présente capable de comprendre mon trouble sans me juger.

     

    ***

     

    Une semaine plus tard.

     

    Je n’ai pas mis de distance avec Kenan, mais nous n’avons pas pu nous voir. Je crois qu’il avait à faire et moi… j’ai eu besoin d’un peu d’air pour encaisser ce week-end, pour réfléchir et maitriser mes émotions. Je suis perdue et j’ai perd d’avoir merdé. Nos instants dérobés au temps me hantent, je n’arrive pas à regretter, je ne fais que les aimer. Son corps contre le mien, notre complicité, son regard me dévorant et cette sensation de tout oublier.

    Où est la Eireen que je connais ? Je ne dois pas succomber à l’alchimie, cette traitresse ne m’oublie pas et Kenan non plus, sa voix hante à son tour mon répondeur chaque soir.

    Il me manque et ça me terrifie. La réalité me rattrape, je dois l’espionner, pas flirter pour mon plaisir personnel.

     

    — T’as l’air préoccupé, petit sœur, déclare Declan en fermant la porte du balcon derrière lui.

     

    Je ne me tourne pas, je reste là, à admirer les étoiles du ciel dégagé. J’aime les nuits d’été dégagées pour ça.

    Mon frère vient à mes côtés, une clope en main, un briqué dans l’autre. La réunion de l’UVF n’a pas donné grand-chose, on stagne tous, la pression est plus forte et j’ai bien senti que mes frères et les membres étaient impatients que je devienne bavarde.

    Je ne peux pas échouer.

     

    — Est-ce que je suis en train de parler à mon grand-frère ou au membre de l’UVF ? je rétorque.

     

    Declan me jette un coup d’œil en allumant sa cigarette. Je ne les ai pas vus souvent et je ne les vois pas souvent en mission. Ils me manquent aussi, quand ils ne sont que mes frères.

     

    — À ton frère, tu parles toujours à ton frère, Reen, me rassure-t-il.

     

    — Pas avec Sheamus où Teague, j’ironise.

     

    L’UVF les a totalement changés, surtout depuis deux ans, depuis… lui.

    Je soupire en laissant la nuit envahir mon esprit.

     

    — Que se passe-t-il ? Tu as l’air distante, insiste Declan, je m’inquiète, tu ne m’appelles plus aussi souvent pour débriefer. Cette mission est-elle trop dure ?

     

    Je ferme les yeux, l’inquiétude de mon frangin est la seule de sincère, les autres, ne formulent qu’une formalité. Ils veulent des infos pas savoir comment je les obtiens et si ça me touche.

    Mon cœur bat vite alors que des flashs du week-end me reviennent et j’annonce ma bombe. Celle qui va surprendre Declan et confirmer que mes pensées sont ailleurs et perdues.

     

    — J’ai couché avec Kenan O’Shea le week-end dernier.

     

    Touché.

    Declan tire un peu plus fort sur sa clope en jurant. L’ambiance entre nous se fait palpable, je sens mon frère tendu, la surprise ne le quitte pas, et ses yeux me fuient, pas les miens.

     

    — Dis quelque chose, je murmure au bout de quelques instants.

     

    — Bordel, laisse-moi cinq secondes pour encaisser.

     

    Sa voix n’est pas dure, il n’y a pas de colère juste de l’étonnement. Ça me rend encore plus mal à l’aise.

    Declan finit par croiser mon regard bleu, l’inquiétude transforme ses traits beaux et familiers.

     

    — Ne me regarde pas comme ça, je jure.

     

    — Comme quoi ?

     

    — Comme s’il m’avait souillé, je ne suis pas Neass. Je ne suis pas vierge et tu le sais.

     

    Declan lève les yeux au ciel.

     

    — Je sais que tu n’es plus vierge depuis longtemps, petite sœur, mais…

     

    — J’ai baisé avec l’ennemi, je réponds pour lui.

     

    Cette répétition nous fait nous raidir tous les deux. Le confier à Declan rend la chose encore plus vraie. Je ne l’ai pas rêvé et ce n’est plus mon secret. J’ai couché avec Kenan O’Shean et j’ai aimé ça, j’en voulais encore et je l’ai eu, et maintenant ? L’idée me fait frissonner.

    Comment j’en suis arrivée à coucher avec lui ?

     

    — J’ai couché avec lui et j’ai aimé ça Declan, c’est problématique, j’avoue.

     

    Mon frère encaisse sans broncher, pourtant, ma déclaration le surprend vraiment. Va-t-il me juger ?

     

    — Il y a toujours une forme de perversité qu’on aime à baiser avec l’ennemi, ça s’est vu dans l’histoire. Cléopâtre et César, Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, ironise Declan, c’est le comment tu as franchi la ligne qui m’intéresse et qui te perturbe.

     

    Coulé, Eireen, il a vu juste.

     

    — Pourquoi est-ce différent des autres ? Tu n’as jamais franchi la ligne avec les autres pions, souligne Declan.

     

    Je ne cherche même pas à trouver des excuses, cette semaine m’a permis de faire le tri dans mes pensées. Je pense avoir trouvé quelques réponses.

     

    — Parce qu’il est différent, ce n’est pas le monstre qu’on m’a dépeint.

     

    Declan laisse tomber quelques cendres de sa cigarette, je l’entends jurer.

     

    — C’est ce qu’il te montre. Dois-je te rappeler qu’il fait parti de l’IRA, qu’il n’hésiterait pas à tuer qu’il a posé plusieurs bombes qui ont blessé des innocents ?

     

    Dois-je te rappeler que tu fais la même chose, Dec, et que tu ne te définis pas pourtant comme un monstre aussi ?

     

    — J’ai conscience de ça, Declan, ce que j’essaie de te dire, c’est qu’il me montre une partie de lui, la bonne, une qui… me ressemble.

     

    — Qui te ressemble ?

     

    C’est à mon tour de rire jaune.

     

    — En un mois, je n’ai pas eu l’impression de jouer un jeu. De me forcer.

     

    — C’est que tu es de plus en plus douée, tente-t-il de me rassurer.

     

    Ou de nous rassurer ?

     

    — J’ai rencontré un adversaire coriace Declan, je poursuis, quelqu’un qui me fait me sentir… réelle. Parfois j’oublie que Kenan est ce qu’il est, c’est problématique.

     

    — Ça l’est, jure-t-il.

     

    Declan soupire à son tour, il termine sa clope, à mes côtés. Nous admirons la vue nocturne d’une ville éloignée de cette maison. Une ambiance étrange règne entre nous, celle du doute et de l’inquiétude. Declan n’aime pas me savoir seule, dans une existence qui convient à l’UVF.

     

    — Tu ne sembles même pas en colère, je souligne pour rompre ce silence pesant.

     

    — Ne le dis pas aux autres, parce que moi, si je peux admettre que baiser avec l’ennemi est… excitant, Teag où Sheamus vont péter un câble, même s’ils ont affirmé que pour le bien de l’UVF, ils s’en foutaient.

     

    Declan croise mon regard, je me surprends à y interpréter de la… compréhension.

    Comment fait-il ?

     

    — Est-ce que t’as des sentiments pour lui ?

     

    Sa question me sidère, elle me fait l’effet d’une baffe en pleine figure.

     

    — Non ! Évidemment que non ! je m’emporte.

     

    Je ne suis pas amoureuse de Kenan O’Shea, je ne pourrais pas, c’est une ligne que je ne franchirai jamais, c’est plus fort que moi.

    Seulement…

     

    — Seulement ? devine mon frère.

     

    Je soupire encore, désespérée de ne pas tout contrôler comme d’habitude. Ce n’est pas aussi stérile qu’avec les autres pions.

     

    — Seulement… il m’attire.

     

    Il m’émeut aussi. Kenan dégage quelque chose d’indéfinissable, quelque chose qui me heurte en pleine poitrine, quelque chose qui me fait me sentir vivante en me faisant oublier le reste. Kenan me ressemble à bien des égards. Kenan semble être le pion le plus terrible à manipuler, parce que j’oublie parfois mon rôle à ses côtés.

    Je me laisse dicter par une alchimie, ça ne m’était jamais arrivé, et ça me désarçonne, je ne cesse pas d’y penser. À ses mains sur mon corps, à son regard sur moi, à l’ambiance étouffante qui emballe mon cœur, à son souffle dans mon cou lorsqu’il s’enfonce en moi et cette sensation étourdissante, celle que je n’ai jamais ressentie dans les bras d’un homme.

    Est-ce que je suis en train de me faire baiser moi aussi ? Au sens propre, comme au figuré ? Ma mission a pris un tournant radical depuis la grue. J’ai franchi la ligne et je ne sais pas comment faire pour vivre avec.

     

    — Est-ce que tu veux arrêter ? m’interroge Declan avec sérieux.

     

    — Non, vous avez besoin de moi.

     

    Je n’hésite même pas, mais je ne cherche pas à comprendre pourquoi je ne veux pas arrêter.

     

    — Eireen ?

     

    — Oui ?

     

    Declan caresse ma joue en affichant un air véritablement soucieux qui me surprend.

     

    — Si l’attraction est trop forte, tu ne pourras pas lutter, mais qu’elle ne se transforme pas en amour. Tu peux succomber au désir, mais tu ne peux pas laisser la passion prendre le dessus. 

     

    Son conseil me laisse… sans voix durant un petit moment. Declan m’attire contre lui et je me laisse bercer par son étreinte. Je l’ai sans doute surpris et déçu, mais il ne le montre pas. Il me soutient, parce qu’il sait que si je suis ici, dans le même merdier qu’eux, c’est en partie parce qu’ils y ont plongé les premiers.

     

    — Est-ce que tu m’aimes toujours ? je demande à mon frère.

     

    Un rire le gagne.

     

    — Pourquoi je ne t’aimerais plus ?

     

    — Parce que j’ai couché avec l’ennemi. Sheamus me renierait, je tente de plaisanter.

     

    — Je ne peux pas te détester pour quelque chose que j’ai déjà fait. Je comprends.

     

    Sa révélation me coupe le souffle, je me redresse de ses bras, Declan fuit mon regard et ses mots déclenchent une ambiance triste.

    Qu’est-ce que cela veut dire ?

     

    — Tu sais, l’été de mes dix-sept ans.

     

    — Oui ? je murmure, le cœur battant rapidement.

     

    Est-ce que mon frère va m’avouer ce… secret mystérieux ?

     

    — Il y avait cette fille, celle dont je n’ai jamais parlé à personne. Ryan n’arrêtait pas de me taquiner avec.

     

    À la mention de son prénom, je m’arrête. Mon cœur se serre, il est devenu tellement tabou, tellement secret. Comme cette fille.

     

    — Je me souviens, je réponds d’une voix tremblante.

     

    — Elle était catholique.

     

    Je me raidis, surprise de cette révélation. Declan n’a plus jamais reparlé de cette fille, mais elle l’a hanté, il n’a plus jamais mentionné cet été-là, sans être vague où… triste.

     

    — Je suis tombé amoureux de l’image que j’avais d’elle, pas de sa réalité. J’ai pensé que ça ne pouvait pas être vrai, que quelqu’un d’aussi parfait ne pouvait pas être dans le camp adverse. Je me suis fourvoyé, j’y ai laissé quelques ailes, et un bout de moi-même. Ne tombe pas, n’idéalise pas, mais si succomber à l’attirance t’aide à garder la tête sur les épaules, ne résiste pas.

     

    Il me jette un regard sérieux en sortant une autre clope du paquet planqué dans sa poche.

     

    — Et n’en parle à personne. Certaines passions ne seront jamais acceptables. Chez nous, c’est impossible. Il faut séparer le corps de l’esprit.

     

    — On dirait Eamon, je soupire en levant les yeux au ciel.

     

    — Il n’a pas tout à fait tort. Protège-toi Eireen, ne tombe pas dans ses filets, O’Shea sait peut-être qui tu es et joue au même jeu que toi.

     

    — Je doute qu’il sache.

     

    — Qu’est-ce qui te fait croire le contraire ?

     

    J’hésite un instant avant de répondre, pourtant, la franchise est notre crédo entre nous deux, alors…

     

    — Je l’ai vu dans ses yeux. Il avait le même regard que toi lorsque tu avais dix-sept ans.

     

    Declan écrase sa clope contre la rambarde du balcon avant même de la fumée, je lui ai cloué le bec visiblement.

    Il ne me répond pas, je n’insiste pas plus, j’encaisse cette révélation, elle explique ses réactions face à mon propre aveu. J’aimerai lui poser des questions, mais je doute que Declan veuille me répondre.

    Il a aimé l’ennemi…

     

    — Merci de jouer avec le feu pour nous.

     

    — C’est pour lui, pour eux.

     

    — Je sais. Ryan me manque aussi.

     

    Je ferme les yeux en tentant de ne pas laisser cette plaie se rouvrir. La fille de l’histoire chez les O’Shea, c’est moi.

    C’est moi qui ai perdu un frère, un cousin, mais surtout mon frère. Ryan me manque terriblement. Et c’est la guerre qui nous l’a enlevé, cette guerre pour qui, les O’Shea, les Hennessy, l’IRA et l’UVF s’entretuent. Elle m’a pris mon frère, elle ne prendra pas mon cœur.

  • Irish War, Chapitre 9

    CHAPITRE 9

    Kenan

     

    Cela faisait bien longtemps qu’une fille n’avait pas squatté mon canapé-lit ultra confortable. Et encore moins à midi un samedi. Le peu de filles que j’emmène chez moi prennent ce qu’elles veulent de moi et ne s’éternisent pas pour le petit déjeuner. Mais Eireen c’est différent. Pourquoi ? Peut-être parce que j’ai pris mon pied à des dizaines de mètres du sol avec elle, peut-être parce qu’elle a une audace qui me coupe le souffle et que la regarder allonger sur le ventre le corps à moitié couvert par mes draps est plus qu’agréable.

    Je m’approche et m’assois sur le bord du canapé. Eireen remue un peu, le drap quitte totalement son corps et mes yeux n’en ratent pas une miette. J’ai touché son corps toute la nuit, elle a fini par s’endormir dans mes bras et pourtant je ne me lasse pas de la regarder.

    Ma main glisse sur son dos puis sur ses fesses qui me rappellent de bons souvenirs. Elle gémit dans son sommeil en frottant son visage sur l’oreiller. Elle est du côté du ressort récalcitrant et quelque chose me dit qu’elle va avoir de belles courbatures si en plus on ajoute les efforts physiques de cette nuit.

     

    — Kenan ?

     

    — Hum ? je réponds en continuant de la caresser.

     

    — Tu me mates depuis combien de temps ?

     

    Ma main s’arrête entre ses cuisses au-dessus de ses genoux en entendant sa question.

     

    — Si je réponds quinze minutes ?

     

    — Je te classe dans les pervers, dit-elle en croisant mon regard.

     

    — Et trente ?

     

    — Dangereux psychopathe à fuir d’urgence !

     

    Elle se retourne et attrape le drap pour se couvrir et me priver de la vue.

     

    — Cinq minutes, je soupire de déception.

     

    — OK, tu es dans la classe menteur, mais je peux m’en accommoder si tu me donnes cette tasse de café que tu as entre les mains.

     

    Je me lève rapidement et entraine le drap avec moi en reculant de quelques pas. Eireen sourit amusée.

     

    — Il va falloir venir le chercher, je lance après avoir bu une gorgée.

     

    Le regard de défi qu’elle me lance me fait immédiatement bander. Cette femme est en train de me rendre dingue avec son corps, mais aussi par son caractère. Elle est ce que l’Irlande représente : forte, têtue, curieuse, talentueuse, généreuse, drôle et intelligente. Elle est parfaite. Elle pourrait être un membre de l’IRA, elle pourrait se battre pour notre cause si elle n’était pas de ceux qui ne se mouillent pas. Ce qui est son seul défaut. Un défaut étrange pour quelqu’un qui a autant de caractère.

    Eireen me sort de mes pensées lorsqu’elle se lève. Mon regard glisse sur son corps pendant qu’elle s’avance jusqu’à moi. Ses seins lourds et tendus, ses tétons roses que ma bouche a adoré gouter. Son ventre chaud et doux et ses hanches larges sur lesquelles mes mains se sont accrochées cette nuit. Eireen prend la tasse, elle boit une gorgée en plongeant son regard dans le mien.

     

    — Il va falloir me rendre ça, je lance en tirant un peu sur ma chaine à son cou, même si j’aime bien te voir avec, si ma mère remarque que je ne l’ai plus, je risque de ne pas survivre à sa colère.

     

    — Ta mère ?

     

    J’enlace ma petite blonde adorable sous son air surpris.

     

    — Notre sixième rendez-vous, tu as oublié ?

     

    — Aujourd’hui ?

     

    — Aujourd’hui, pour le match.

     

    — Le match ? elle demande en reculant d’un pas.

     

    Je la ramène contre moi, un peu trop fort et de café s’échappe de la tasse. Je caresse son visage levé dans ma direction.

     

    — Dans quel pays tu vis Eireen ? je demande avec sérieux.

     

    Elle ne prend pas parti dans le conflit et elle n’est pas au courant des matchs de rugby. Si elle ne buvait pas de whisky, je la prendrais pour autre chose qu’une Irlandaise. Eireen est différente du genre de filles que j’ai connu jusqu’ici et c’est ce qui me plait en elle. Elle n’est pas simple à comprendre, elle est pleine de défi et de découvertes.

     

    — Je me le demande parfois, elle soupire, j’avais simplement oublié que c’était aujourd’hui.

     

    Elle s’échappe et se retourne toujours nue pour rejoindre la petite cuisine. Je lorgne son cul magnifique alors qu’elle me parle.

     

    — Kenan ?

     

    Elle s’est retournée, les mains sur les hanches si elle était habillée peut-être que ça aurait un impact, mais là tout ce que je vois c’est qu’elle est sublime, même agacé parce que je ne l’écoute pas.

    Elle revient jusqu’au canapé et enfile mon t-shirt qui traine par terre, comme le reste de nos vêtements.

     

    — Tu vas m’écouter à présent ?

     

    — Je suis tout ouïe, je réponds en la rejoignant près de la cafetière.

     

    — Tu veux qu’on aille voir le match avec ta famille ?

     

    — Oui, c’est ce que j’ai dit.

     

    Je me sers une tasse de café puis je m’appuie contre le meuble pour la regarder réfléchir derrière sa tasse.

     

    — Tu en connais une bonne partie déjà.

     

    — Mais pas tes parents.

     

    — Pas encore.

     

    Ça a l’air de la stresser l’idée de rencontrer mes parents. Pourtant ils vont l’adorer, ils vont aimer sa repartie et son sale caractère. Les O’Shea vont l’adopter rapidement, aussi vite que je me suis fait à elle.

     

    — Ils vont t’apprécier. Tu verras ils sont sympas, ne t’inquiète pas.

     

    — Kenan, je…

     

    — Je ne vais pas te forcer, mais je ne vais pas regarder le match à la télé, alors que je peux le voir en direct au stade.

     

    Eireen se met à rire en sortant du pain pour faire des toasts.

     

    — C’est ton meilleur argument ?

     

    — Non.

     

    Je pose ma tasse et tombe à genoux derrière elle, Eireen n’a pas le temps de régir que déjà mon visage plonge entre ses cuisses. Le voilà mon meilleur argument.

     

    ***

     

    On s’arrête au coin du bar, je suis le chargé de ravitaillement du clan O’Shea les jours de match. Eireen s’appuie sur le comptoir à mes côtés. Elle a mis mon maillot de l’équipe, bien trop grand pour elle et portant je trouve que ça lui va parfaitement bien. J’ai fini par la convaincre de m’accompagner, mon argument-choc a fait mouche lorsqu’elle a joui.

    Elle me coule un regard sombre, je souris en trouvant la situation excitante. La voir ici, au bar du stade entouré par pleins de gros bras irlandais qui parle fort et jure, elle petite blonde à qui on ne donnerait pas cinq minutes de servies dans un environnement hostile. Pourtant le plus fort n’est pas forcément celui qu’on croit.

    Je me rapproche d’elle, on attend que le pauvre serveur en termine avec tout un groupe. Elle est stressée et je me demande vraiment pourquoi.

     

    — Qu’est-ce qui t’inquiète autant ? Que l’Ulster perde ? Ça n’arrivera pas.

     

    Je plaisante, mais j’espère vraiment que notre équipe va vaincre cette fois-ci et maintenir sa place de second au tournoi irlandais.

    Je vois Eireen soupirer et passer les mains dans ses longs cheveux blonds détachés.

     

    — Je ne suis pas catholique Kenan.

     

    Je vois ce qui la préoccupe.

     

    — Tu comptes m’épouser ? je demande.

     

    — Non ! elle s’empresse de répondre.

     

    Étrangement le fait qu’elle me le dise avec autant d’assurance, comme si c’était impossible, me fait mal. Ça me vexe qu’elle n’imagine pas notre relation pouvoir aboutir à un mariage. On n’en est qu’à notre sixième rendez-vous, mais je pourrai citer des dizaines de couples qui n’ont pas été si loin avant de se fiancer.

    C’est surement stupide, mais ça me vexe de la sentir si réticente, après la grue, après cette nuit, après ces rendez-vous tous plus étranges les uns que les autres.

     

    — Alors ça ne posera pas de problème, je finis par dire.

     

    — Parce que si je comptais t’épouser ça en poserait un ?

     

    — Évidemment, Eireen.

     

    — Oui, évidemment où avais-je la tête !

     

    Son regard bleu me fusille et je ne comprends plus rien.

     

    — On est croyant et pratiquant dans ma famille. Il me renierait si j’épousais une femme qui n’est pas catholique.

     

    Au-delà de ma famille, c’est à l’IRA que je devrais rendre des comptes si je faisais ma vie avec autre chose qu’une catholique. J’ai été élevé ainsi, dans ma foi, dans mes idées et celle de l’Irlande que je défends au péril de ma vie ce n’est pas pour une femme que je remettrais tout en question.

     

    — C’est idiot, Kenan, quand je t’ai demandé si mon athéisme était un problème tu m’as dit que non.

     

    — Parce que ça ne l’est pas.

     

    Ça ne l’est pas tant que je ne tombe pas amoureux de toi, ça ne l’est pas si je n’envisage pas de faire de toi ma femme et la mère de mes enfants. Ça ne pose aucun problème si on s’amuse, si on n’investit pas nos cœurs et si on ne mêle pas les sentiments à notre histoire. On peut s’apprécier et se désirer, mais on ne peut pas s’aimer. Pas ici, pas en étant différent.

     

    — Ça ne l’est pas tant qu’il n’y a rien de sérieux, c’est ça ? Donc quand je vais rencontrer tes parents je vais être la fille que tu baises, mais pas celle avec qui tu peux envisager ta vie et certainement pas celle que tu vas trainer dans une église pour te passer la bague au doigt !

     

    Elle crie et les supporters présents au bar ont tous la tête tournée dans notre direction et aucun en rate notre conversation qui semble se changer en dispute. Or, cette dispute n’a pas lieu d’être puisqu’elle ne va pas m’épouser bordel !

     

    — Qu’est-ce que ça peut faire, puisque tu ne comptes pas m’épouser.

     

    — Il est là le problème Kenan ! Ça ne laisse aucun espoir de changer d’avis, d’envisager autre chose que…et puis c’est humiliant Bon Dieu !

     

    Je me retiens de rire en la voyant taper du pied, elle est en rogne et j’arrive à bander parce que le rouge qui lui monte aux joues et la façon dont son regard s’illumine m’excitent.

    Je la prends dans mes bras et la serre assez étroitement pour qu’elle sente à quel point elle me fait de l’effet, qu’elle soit athée ou catholique m’importe peu dans l’immédiat.

     

    — Il n’y a rien d’humiliant Eireen, tu es athée, tu n’es pas une cause perdue.

     

    Elle frappe ma poitrine de son poing en jurant que je vais le regretter. J’ignore comment, mais je sais qu’Eireen ne manque pas d’imagination.

     

    — S’ils te banchent sur la religion, ou la guerre ou la politique, change de sujet.

     

    — Pourquoi ? De ça aussi je dois avoir honte ?

     

    — Eireen…

     

    Elle se dégage de mes bras, l’air vraiment blessé cette fois et je me dis que je devrais surement mettre un peu d’eau dans mon vin et lui faire la place qu’elle mérite. Elle n’est pas un coup d’un soir avec qui je m’amuse, d’ailleurs je ne présente pas mes coups d’un soir à mes parents. Elle est une femme intéressante que j’ai envie d’intégrer à ma vie, mais je suis aussi réaliste sur notre histoire.

     

    — Certains membres de ma famille ont des idées bien arrêtées concernant tout ça et j’aime autant qu’on ne termine pas la journée en bagarre.

     

    — On peut discuter sans en venir aux mains.

     

    — Tu ne connais pas encore toute ma famille.

     

    Elle m’observe un instant et lorsqu’elle voit que je suis sérieux elle éclate de rire.

     

    — L’Irlande est un sujet très sérieux chez nous.

     

    — Désolée, dit-elle entre deux éclats de rire.

     

    Je la reprends dans mes bras, elle peut en rire, je préfère l’entendre se moquer de moi plutôt que de me crier dessus pour mon manque de tolérance.

     

    — Tu m’as dit être pacifiste, alors si c’est bien le cas, tu feras en sorte d’éviter un conflit inutile.

     

    Elle hoche la tête en riant toujours, j’embrasse son front puis sa bouche. Elle se calme lorsque notre baiser devient plus profond, plus ardent et que ma langue cherche la sienne. Les bras d’Eireen passe autour de mon cou son corps se rapproche du mien et nos lèvres ne se lâchent plus. Je perds le décor, je perds ce qui nous entoure tout comme hier soir, dans la grue. Je n’ai pas une bonne mémoire pour ce genre de connerie, de premier rendez-vous, mais avec Eireen je me souviendrai certainement de notre première fois à des dizaines de mètres du sol. Je voulais l’impressionner, je voulais être celui qui lui fait découvrir Belfast vue du ciel, et c’est moi qui ai été éblouie.

    Eireen me relâche et met fin notre baiser en me tendant un regard brûlant.

     

    — Je veux que tu saches, je reprends, que tu n’as pas à te sentir humiliée, je ne présente pas beaucoup de femmes à ma famille et quand je le fais, c’est que je suis bien avec elle. Ils ne vont pas te voir comme une fille avec qui je m’amuse Eireen, mais comme une femme qui est importante pour moi.

     

    Elle a repris son sérieux et la façon dont elle me regarde me met mal à l’aise. Comme si elle regrettait quelque chose. Je n’ai pas le temps d’essayer de comprendre, le serveur me demande ce qu’on veut et je commande 12 bières et quelques sodas pour les enfants.

    Il est rapide, quelques minutes plus tard on remonte le gradin avec chacun un plateau rempli dans mes mains pour rejoindre ma famille qui chante à tue-tête en gaélique.

    Dès qu’ils m’aperçoivent, ils viennent à ma rencontre pour prendre leurs verres, les plateaux se vident en deux secondes ce qui amuse Eireeen.

    Mon neveu Adam me fait signe de le rejoindre. Lui n’a pas pu venir me dépouiller et je lui apporte son soda. Il est installé sur un siège, les jambes recouvertes d’une couverture alors qu’il ne fait pourtant pas froid. Il fait même soleil aujourd’hui, un bon jour pour que l’Ulster massacre Leinster.

    J’embrasse mon neveu, sa mère n’est pas encore arrivée, elle doit finir vers 16h à la caisse du supermarché ou elle travaille. Mon père s’est chargé de le prendre en charge, on ne peut pas transporter son fauteuil dans le stade alors avec mes frères, ils le portent jusqu’ici.

    Adam sourit à Eireen qui s’assoie à ses côtés.

     

    — Eireen, je te présente Adam, l’ainé de mes neveux, le fils de ma sœur Clare qui n’est pas encore là.

     

    Adam tend la main et l’infirmière lui serre comme à un adulte. Adam est un peu timide lorsqu’il ne connait pas les personnes, mais Eireen le met directement à l’aise avec son sourire et en lui parlant rugby. J’assiste bouche bée à leur conversation sur les statistiques de l’Ulster et leur chance de gagner le match de cet après-midi.

    Adam finit par se tourner vers moi, son pouce levé pour me signifier qu’elle est géniale. L’infirmière se lève et je l’entraine pour la présenter au reste de ma famille.

    Je la regarde serrer des mains, faire des bises et être aussi à l’aise que possible sous les commentaires stupides de mes frères et les interrogations des membres féminins de ma famille. Elle est stupéfiante et je suis remplis de fierté qu’ils la découvrent ainsi.

    Eireen termine de les saluer et nous nous trouvons deux places entre Adam et mon frère Eoghan.

     

    — Je t’ai épaté O’Shea.

     

    — Totalement.

     

    — Ils sont plutôt accueillants, elle lance en remuant des épaules.

     

    Je me tourne vers mes parents assis derrière nous, ma mère me fait un clin d’œil et souris en désignant Eireen.

     

    — On en reparlera après le diner, je conclus.

     

    Les équipes entrent sur le terrain, Eireen me lance ce foutu regard de défi. Celui qui ne manque pas de me faire bander, et je l’imagine déjà à la table des O’Shea, tenir un débat avec Eoghan, répondre aux blagues stupides de Rory et tenir tête à ma sœur Clare qui ne manquera pas de lui trouver des défauts. Eireen est faite pour affronter les O’Shea, elle est faite pour les combats.

    Elle a l’âme d’une guerrière et l’esprit d’une pacifiste. Et je me demande en la regardant ce qu’elle penserait de moi si elle savait que je fais exploser des bombes, que mon combat n’a rien de pacifiste, qu’il ne se fait pas lors de ses marches qui ne servent à rien, mais que je prends les armes pour affirmer ma façon de vivre et ma liberté ? Qui prendrait le dessus, la combattante ou la pacifiste ? Je me le demande et en même temps je n’ai pas envie d’avoir la réponse. J’ai simplement envie qu’Eireen soit là, qu’on soit tous les deux ou lors de ces moments, mais la guerre je la garde pour moi.